À travers le miroir


 
Woman before the MirrorEllen Emmet Rand, United States, 1925. Ligne de crédit: Mr. and Mrs. Frederick G. Wacker Jr. Endowment Fund.

Woman before the Mirror

Ellen Emmet Rand, United States, 1925.

Ligne de crédit: Mr. and Mrs. Frederick G. Wacker Jr. Endowment Fund.


« Je me suis regardé dans le miroir : j’ai vu toutes sortes de gens. »  - Francis Dannemark               

Un miroir, un objet des plus courants, anodins … En surface seulement. Il suffit de s’en rapprocher pour que, subrepticement, l’admirable ensorcellement ait lieu.

Ce phénomène magique porte cependant un nom, qui parait tout aussi étrange, l’ipséité. Le miroir jette à mes yeux ce qui change en apparence sans pour autant s’attaquer à ce qui me constitue par mon caractère, mes pensées, mon âme … A moins que… A moins que le for intérieur ne soit lui aussi bouleversé par cette rencontre. Il est vrai, faire face au miroir c’est en un sens éprouver sa propre altérité. Matériellement ce n’est pas grand chose, une plaque en verre suffisamment polie, et pourtant, il suffit de s’approcher pour qu’apparaisse, immatériel mais présent, mon reflet. Cet être que je suis, emprisonné sur cette surface plane, fenêtre exiguë reliant deux univers qui jamais ne se croisent. Moi et ce double de l’autre côté, séparé par cette paroi, deux infinis, deux mondes qui viennent à ce miroir sans se rencontrer, car il nous sépare. Je n’ai qu’à me déplacer, me mettre au devant et il semblerait que je n’ai qu’à tendre la main pour entrer en contact direct avec moi-même. 

Tout être humain a, durant ne serait-ce qu’un moment de son existence, vécu ce sentiment perturbant, émouvant, parfois tétanisant. Cette vérité je la tiens de l’art lui-même, des récits populaires aux productions les plus élitistes, il revient, sans cesse. La fascination nous touche tous, inconsciemment ou non. 

Ce miroir, c’est celui des angoisses, du temps d’une plongée en son âme. Se présenter à lui, c’est une torture, prendre le risque de voir surgir ses démons. Du Horla de Maupassant qui guette le narrateur, toujours prêt à le harceler plus avant, au Dracula de Bram Stoker, où le miroir se fait révélateur paradoxal de l’entité maléfique puisqu’il trahit en dévoilant l’absence de reflet; il est le creuset des craintes.  

Le miroir est alors un objet ambivalent, outil de Janus, oscillant entre mobilier quotidien et source d’étrangeté. 

Comment ne pas mentionner aussi cette faculté du miroir à nous questionner sur nous-mêmes, à nous faire interroger jusqu’aux tréfonds de notre nature. Qui n’a jamais eu ce sentiment, à la manière du narrateur de La Recherche de Proust, de ne pas se reconnaitre face au miroir, de se dégoûter, de voir naitre en soi cette volonté de n’être plus ce qu’on me présente. Ce reflet « inconnu, hideux » qui me regarde, je « lui souris et en même temps il me sourit ». On le comprend, face au miroir je suis face à moi sans que ce ne soit tout à fait moi, ma personnalité se fissure un court instant, presque schizophrène je me dédouble. Heureusement, le sortilège peut être brisé, pour cela, la distance, remède de bien des maux, parait à nouveau bien efficace. 

Cependant pour beaucoup, le miroir est un obstacle, une épreuve qu’il s’agit de franchir pour se retrouver. Je n’évoquerai ici qu’un exemple connu d’un plus grand nombre que les précédents, il en sera sans doute plus frappant. Kratos, né à Sparte de l’union de Zeus et de la mortelle Callisto, est hanté par une seule chose, le fait de n’avoir pu sauver son frère emporté par Arès. Pour accomplir sa destinée, c’est un long chemin qui le mène de Sparte aux confins de la Grèce sur les traces du dieu de la guerre. Sur cette voie semée d’embuches, une barrière semble infranchissable, l’acceptation de la perte fraternelle. C’est face au miroir qu’il se bat face à son double, encore enfant, … Plein de ressentiment cet enfant sort du miroir, prend vie, attaque. C’est uniquement après une lutte chargée de douleurs qu’il peut poursuivre son voyage. Le miroir, dans ce mythe, est apparu cathartique. 

Le miroir, à nouveau est véhicule de questionnements, il pose un moment de réflexion sur ce que l’on est, que celui-ci soit craint ou support d’un soulagement nécessaire. 

On le constate, ce qui est inhérent au miroir c’est la pluralité des états dans lesquels il me transporte, états soumis à la contingence des raisons de ma venue. Essayant d’en dépeindre quelques unes, son caractère gigogne transparait et je comprends que je pourrais décliner les différents phénomènes du miroir encore des jours que cette entreprise ne serait pas terminée. Il suffit de s’attacher à une pour que d’autres auxquelles je n’avais pensé émergent. Tel l’amateur de livres qui se rend compte qu’il n’aura pas assez d’une vie pour écumer tous les ouvrages de sa bibliothèque, je ne peux qu’affirmer mes limites face à cet objet de réflexion prolixe qu’est le miroir. Rien qu’en écrivant ces lignes je me remémore l’influence tragique du reflet sur l’orgueilleux Narcisse, soulevant la dimension égocentrique de l’objet, mais également le miroir du Riséd d’Harry Potter qui expose au sujet ses désirs les plus profonds. 

Ce miroir, et je terminerai ainsi, est le siège des questionnements des Hommes depuis des millénaires, des mythes antiques aux oeuvres les plus actuels, il s’est frayé un chemin  à travers les âges, pour sans cesse entretenir les secrets qu’il recèle. 

Emilien Pigeard

 


Bibliographie :

Les petites voix, Francis Dannemark


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Lundi 9 novembre 2020