Le néolibéralisme, ou l’effacement de la communauté en vertu de l’individualisme.


 
Auteur : Christine RoyLigne de crédit : Unsplash

Auteur : Christine Roy

Ligne de crédit : Unsplash


Le lundi 4 novembre 2019, l’ex-éditorialiste de la revue L’Incorrect Julie Graziani faisait l’objet d’une vive polémique après avoir déclaré dans le «24h de Pujadas» diffusé sur LCI des propos plus qu’inadmissibles. En effet, à la suite du visionnage d’un extrait d’une mère célibataire de deux enfants touchant le Smic qui interpellait le président Emmanuel Macron sur la précarité de sa situation, Julie Graziani s’exclamait :

 « Qu’est-ce qu’elle a fait pour se retrouver au Smic ? Est-ce qu’elle a bien travaillé à l’école ? Est-ce qu’elle a suivi des études ? Et puis, si on est au Smic, et bien il ne faut peut-être pas non plus divorcer dans ces cas-là. A un moment donné, quand on se rajoute des difficultés sur des difficultés, et des boulets sur des boulets, on se retrouve avec des problèmes. »

Nous ne nous attarderons pas à commenter ces propos abjects qui ont selon nous déjà fait couler assez d’encre. Toutefois, nous profiterons de ces propos en tant que tremplin afin d’étudier l’idéologie sous-tendue par ces derniers.

En effet, les dires de Julie Graziani n’ont rien d’anodin et ne font au contraire que relever la prédominance d’une idéologie politique bien ancrée. Cette idéologie, c’est le mythe du self-made man, cet individu qui « se fait tout seul », unique empereur de son existence dont il est seul responsable, ses propres choix régissant la réussite ou l’échec de sa vie.

Ainsi soient riches et heureux ces hommes ayant sculptés - des choix dont ils sont responsables - la vie bonne. Ainsi soient pauvres et miséreux les autres n’ayant accompli les choix propres à leur réussite.

Mais comment sommes-nous arrivés à l’avènement de cette morale du chacun pour soi ? Comment le mythe du self-made man est-il devenu la grâce dont chaque homme se veut d’être touché ? Comment les individus se sont-ils substitués au peuple, refusant les principes égalitaires républicains, pour embrasser l’avidité et l’individualisme du chacun pour soi ?

Force est de constater que l’ultra-présence de cette idéologie est relativement récente. En effet, le consensus idéologique occidental qui suit la sortie de la Seconde Guerre mondiale semble affirmer la volonté de détenir des Etats forts et interventionnistes auprès de leur population afin d’en garantir leur sécurité. Ainsi nous en témoigne l’instauration de la politique de redistribution de Roosevelt durant le New Deal, la création de la Sécurité sociale en France et au Royaume-Unis, ou encore la nationalisation d'entreprises privées telles que Renault. Dès lors, la première moitié du XXème siècle s’inscrit dans une dynamique bien lointaine d’une quelconque idéologie individualiste lorsque, de la gauche à la droite primaient les théories collectivistes fondées sur le peuple, et non sur l’individu.

Malgré cet engouement, les horreurs mortifères des régimes nazis, fascistes et communistes ont semble-t-il contribué à freiner cette impulsion occidentale. En effet, est née en réponse aux théories collectivistes et socialistes une idéologie radicalement différente prônée par les disciples de l’école de Chicago. Cette dernière se présente à l’encontre de l’idée selon laquelle l’Etat devrait s’initier dans la gestion et la régulation de la société. Dès lors, pour ces économistes – dont vous connaissez peut-être le célèbre Milton Friedman – la loi de l’offre et de la demande doit prendre la place de la gestion étatique, laissant ladite « main invisible du marché » réguler la société. L’Etat devrait ainsi se retirer de tout interventionnisme pour laisser la société s’auto-réguler sous les principes mystiques de la main invisible.

Si les disciples de l’école de Chicago apparaissaient autrefois comme de vulgaires marginaux prônant une théorie économique non loin d’un certain mysticisme, il nous semble pourtant que leur idéologie a su se rendre peu à peu hégémonique sur la scène économique.

A l’ascension fulgurante de cette idéologie néolibérale se mêlent certainement des personnalités politiques ayant largement contribué à son déploiement. Dès lors, citons l’ex Première ministre du Royaume-Uni Margaret Thatcher qui affirmait d’ores et déjà que « la société n’existe pas, il n’y a que des individus », mais aussi Ronald Reagan, 40ème président des Etats-Unis et grand fidèle de la théorie du ruissellement. Tous deux s’impliquent lourdement dans la mise en œuvre d’un néolibéralisme individualiste, soustrayant dès les années 1980 l’Etat d’une certaine partie de la gestion économique de leurs pays. Nous en témoigne les campagnes de privatisation et de ventes de biens nationaux tels que les chemins de fer anglais à des actionnaires marquant de fait l’instauration d’une véritable financiarisation de l’économie occidentale.

Si l’anomalie des 30 Glorieuses a pu illusionner la pertinence de l’idéologie néolibérale, c’est toutefois fort embarrassés que nous sortons de cette période de gloire et de prospérité économique. De fait, au travail et pouvoir d’achat pour tous qui semblaient marquer la prospérité d’une destinée vouée à la liberté du marché, ont succédé de nombreuses crises mettant à mal la théorie néolibérale tout en démontrant que notre chère « main invisible du marché » semblait quelque peu en proie à l’arthrose.

Dès lors, les inégalités et la pauvreté ont explosé sous un néolibéralisme encore vanté du sommet de l’Etat à nos téléviseurs. Le conservatisme d’une multitude de logiciels économiques périmés mêlé à une pluralité de théorisations économiques fabulatrices plongent les gouvernements dans la stagnation.

Mais peut-on sortir d’un tel paradigme mortifère ?

Aux doux rêves infantiles d’une manne tombée du ciel nous opposerons la prise en compte des faits. Aux risibles débats de la fabulation, devra s’avancer la recherche concrète de nouveaux outils théoriques applicables. A l’utopisme mortifère, devra succéder la lucidité brûlante mais révélatrice.

Ainsi, l’idéologie néolibérale est à la prospérité de la société ce que le communisme a été à l’égalité : un doux rêve que l’on ne veut quitter sous peine de se retrouver confronté à la lointaine réalité. Lorsque les théories économiques et politiques s’éloignent de toute considération de l’humain et du contexte historique, elles sombrent irréfutablement dans les abîmes de l’incapacité.

Pour reprendre la célèbre formule nietzschéenne, «Dieu est mort». Or l’homme ne semble pouvoir s’empêcher d’accomplir son péché d’idolâtrie en substituant au Dieu céleste le dieu financier, grand monarque universel dont la taille de notre portefeuille saura nous expier de tout péché pour nous placer à la droite de dieu le père des capitaux. Ainsi peu importe le peuple quand il faut laisser place aux quelques élus de la finance du self-made man néolibéral.

De fait, il nous faut nous extirper de la primitivité des croyances et nous fonder sur la réalité, sur ce qui est, sur ce dont le peuple a besoin et sur le devoir de protection du peuple conféré aux Etats en vertu du contrat social. Car c’est bien là que se situe la souche de nombreux problèmes occidentaux, à savoir dans la rupture du contrat social initialement passé entre un peuple et sa gouvernance. Bien que nous dédierons prochainement un article plus complet sur le sujet, rappelons que le contrat social est un contrat théorique selon lequel les individus se délesteraient d’une partie de leur liberté afin de la confier à l’Etat, permettant d’instaurer des lois qui assureront la protection de tous. Ainsi, il nous faut rappeler que nous ne sommes justement pas de simples individus, mais des êtres vivant en société et évoluant par la communauté. Dès lors, la gouvernance d’un peuple se doit d’assurer la survie de ce dernier. C’est ainsi le rôle de l’Etat que d’organiser la société en vertu de la paix civil. Or, nous ne pouvons concevoir la paix lorsque le peuple à faim, et c’est pourquoi nous disposons en France du Smic et des allocations. Nous ne pouvons concevoir la paix lorsque le peuple est malade, c’est pourquoi nous disposons de la Sécurité sociale. Lorsque le peuple peine à survivre, se dresse alors l’aube des révoltes et des violences.

Ainsi, un système économique et politique fondé sur l’individu au détriment du peuple donne naissance à une génération de jouisseurs se complaisant dans leur égocentrisme encouragé, contribuant à l’effacement progressif des droits acquis au travers des luttes et négociations entre le peuple et la gouvernance, renforçant de fait le néolibéralisme mortifère dans l’amoindrissement de l’implication étatique.

Yoann STIMPFLING