Des sociétés contre l’Etat


 
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Jeune Aché (le nom des Guayaki en langue guayaki) arborant ses peintures corporelles, Arroyo Morotí (la “réserve” guayaki), 1963

Laboratoire d’anthropologie sociale, fonds Sebag


La constitution d’une structure politique hiérarchisée apparaît, pour nous autres Occidentaux, comme une évidence. De plus, notamment du fait de l’élaboration des philosophies de l’histoire au XIXème siècle, nous avons conçu l’histoire comme un mouvement logique qui passe par plusieurs étapes nécessaires. En effet pour Hegel, à travers l’histoire se produit un progrès de la liberté par la politique et le droit, c’est-à-dire que chaque société qui n’est pas arrivée à ce stade est une société qui n’est pas encore mûre, adulte. Les Occidentaux, dans une longue tradition de philosophie de l’histoire, ont considéré que les « primitifs » représentaient l’image de ce qu’ils n’étaient plus et que la culture occidentale était ce vers quoi ces « primitifs » devaient tendre.

Or, pouvons-nous dire que la constitution d’une structure étatique est le destin de toutes les sociétés ? Avec le foisonnement des textes et des descriptions concernant les sociétés « primitives », Pierre Clastres a élaboré une recherche d’anthropologie politique en réfléchissant sur le pouvoir politique et sur la notion d’obéissance. Il défend l’idée selon laquelle les sociétés « primitives » en Amérique du Sud sont des sociétés qui s’opposent à la constitution d’un État.

 

Quelques préjugés et axiomes occidentaux

Les Occidentaux définissent les sociétés « primitives » sous le signe de la négation : absence d’écriture, absence d’économie produisant du surplus, absence de structure politique, technique inférieure. Vis-à-vis de l’économie, les Occidentaux ont considéré que les sociétés « primitives » avaient une économie de subsistance, que leurs habitants ne faisaient que survivre, leur existence n’étant qu’un combat interminable. Ce cliché est tenace, or les sociétés « à économie de subsistance » en Amérique du Sud, produisaient un surplus alimentaire équivalent au double de leurs populations. Clastres accepte néanmoins que l’on dise que ces sociétés ont des économies de subsistance mais dans la mesure où cela veut dire qu’elles refusent les excès inutiles.

Les Occidentaux ont dit que les sociétés « primitives » étaient dénuées de technique, or ils les ont définies comme cela dans la mesure où notre définition de la technique est l’ensemble des procédés pour maîtriser la nature. Clastres propose alors une autre définition de la technique, celle de procédés qui assurent aux êtres humains la maîtrise d’un milieu naturel adapté et relatif aux besoins. Avec cette définition nous ne pouvons plus considérer que les sociétés « primitives » sont en infériorité technique. Cet argument n’est fondé ni en droit ni en fait, il est de plus clairement lié au préjugé selon lequel le primitif serait paresseux. En effet les sociétés « primitives » sont des sociétés qui refusent fondamentalement la notion de travail telle que nous la connaissons. Les « primitifs » refusent d’aliéner leur temps pour travailler car leur travail minime (par exemple les Indiens d’Amazonie au Venezuela ne dépassent jamais trois heures par jour à ce que l’on peut appeler du travail) permet de leurs garantir du temps pour les loisirs, la fête et la guerre.

De plus pour un Occidentaux, une société sans pouvoir, ce n’est pas une société, cependant comme l’écrit Clastres, « négation ne signifie pas néant »[1]. Ce qui a d’ailleurs frappé les premiers découvreurs européens au Brésil des Indiens Tupinamba, c’était le fait que leur société n’avait pas de roi, chose curieuse pour eux dans la mesure où ils vivaient dans une monarchie absolue. Ils les traitèrent alors de « barbares » car n’ayant pas de société policée, pas d’État régulateur. Mais comment pouvons-nous définir les sociétés « primitives » comme des sociétés apolitiques alors même que le pouvoir politique est une notion qui n’existe pas dans leurs cultures ?

Nous avons donc défini ici les deux axiomes des sociétés occidentales : toute société est étatique ou ce n’est pas une société et l’injonction à travailler.

Pour Clastres, dès qu’il y a du social la politique émerge car, même si le pouvoir politique n’est pas une nécessité humaine, l’être humain est par essence un animal social, et le social et le politique vont ensemble. Mais, au lieu de distinguer des sociétés à pouvoir et des sociétés sans pouvoir, il va distinguer deux nouvelles sortes de société : la société avec un pouvoir coercitif, donc avec une relation de commandement-obéissance ; et la société avec un pouvoir non coercitif, c’est-à-dire où le pouvoir est présent mais où, en quelque sorte, il est impuissant.

 

La chefferie indienne

Le statut du chef dans les sociétés « primitives » en Amérique est de nature paradoxale car celui que les habitants désignent comme le chef n’a pas de pouvoir effectif, il est sans autorité. Le chef indien possède en effet trois propriétés essentielles. Premièrement, il est « faiseur de paix », c’est-à-dire qu’il représente l’instance qui modère la vie du groupe. Deuxièmement il est généreux de ses biens, autrement dit il ne peut pas refuser une demande de ceux qu’il « administre ». La générosité du chef indien est une obligation, quasiment une servitude. En effet, dans la plupart des sociétés d’Amérique du Sud, le chef est celui qui donne constamment, qui se dépouille de ses biens de façon récurrente. Troisièmement, il doit être bon orateur.

Le chef indien planifie les activités économiques et cérémonielles du groupe auquel il appartient mais il n’est jamais assuré que ses décisions seront exécutées, en effet les décisions du chef dépendent du bon vouloir du groupe. Cependant lors de expéditions guerrières, le chef dispose d’une autorité incroyable, parfois même absolue sur l’ensemble des guerriers, mais la paix revenue il perd cette autorité. C’est notamment le cas chez les Jivaro : en tant de guerre le chef exerce un pouvoir, en tant de paix le pouvoir est fondé sur un consensus global et non sur la contrainte.

Par conséquent dans ces sociétés, le pouvoir n’est rien d’où le refus radical des habitants pour l’autorité, en effet le pouvoir transcendant que peut avoir un ou quelques individus pour le groupe est refusé dans la mesure où ce pouvoir serait une contestation de leur culture elle-même. C’est pourquoi « l’espace de la chefferie n’est pas le lieu du pouvoir, et la figure (bien mal nommée) du « chef » sauvage ne préfigure en rien celle d’un futur despote »[2]. Le chef est choisi pour ses dons d’orateur, pour sa technique de chasse et pour ses activités guerrières. Le chef dans une société « primitive », c’est toujours la société elle-même dans le sens où le chef n’a pas d’autorité sur le groupe et que c’est la société elle-même qui a une autorité sur lui.

 

La métaphysique indienne

Nous allons ici définir la pensée globale des Indiens d’Amérique du Sud et plus particulièrement celle des Guarani, étape nécessaire afin de comprendre dans quelle mesure l’État est une chose mauvaise en soi pour ces sociétés. Clastres relate les propos du vieux chamane Tupan qui raconte la genèse de la terre imparfaite, en effet dans leur culture les êtres humains habitent une terre mauvaise en soi. Mais d’où vient la pensée que les êtres humains sont dans un monde imparfait ? « Elle provient de ce que « les choses en leur totalité sont une » »[3], comme l’écrit Clastres. Cela surprend pour un esprit occidental car l’Un chez les Grecs est synonyme d’harmonie, de pureté, il représente un véritable idéal pour la pensée. Or les penseurs guarani considèrent que le monde est imparfait dans le sens où chaque chose du monde a comme propriété d’être une. Sera dit un une chose qui est marquée par la destruction perpétuelle, une chose marquée par le passager, l’éphémère, une chose vouée à périr. Avec ses réflexions, Clastres découvre le fonctionnement de « l’univers religieux guarani » : l’Un est le signe du Fini et le monde est marquée par la corruption, en effet tout ce qui est fini par disparaître car toute chose est une, c’est-à-dire que chaque chose se différencie de toutes les autres choses. Les choses unes sont incomplètes dans le sens où elles portent en elles leur propre finition. Dire qu’une chose est une, c’est dire que, par exemple, un homme est un homme mais cela veut dire aussi qu’un homme n’est rien d’autre qu’un homme. Dire qu’un homme est un homme c’est finalement affirmer la limite de celui-ci. L’Un signifie le caractère limité du monde en général. Et cela explique, comme le fait remarquer Clastres, leur rapport à l’État. En effet l’État, principe unificateur, est Un, or ils haïssent l’Un, par conséquent l’émergence d’un État dans ce type de société est impossible, cela ne leur viendrait même pas à l’esprit. « Et c’est pourquoi nous croyons pouvoir déceler, sous l’équation métaphysique qui égale le Mal à l’Un, une autre équation plus secrète, et d’ordre politique, qui dit que l’Un, c’est l’Etat. »[4]

 

Des sociétés contre l’État

Les sociétés « primitives » ne sont pas des sociétés qui ont du retard et qui avec le temps, dans une logique philosophique de l’histoire, vont parvenir à une organisation étatique. De plus, et nous voyons ici la limite des philosophies de l’histoire, comment se fait-il qu’il y ait encore des sociétés « primitives » alors même que l’histoire suivrait une certaine logique ?

Pour Clastres la véritable révolution dans l’histoire humaine est politique et non économique, c’est en effet l’apparition d’une structure politique hiérarchisée qui a fait basculer l’humanité dans ce que nous connaissons aujourd’hui. Un État peut émerger si et seulement si une division en classes sociales est déjà présente, or cette condition n’existe pas dans les sociétés « primitives », en effet ces sociétés n’ont ni riches ni pauvres et leurs habitant n’ont aucun désir de posséder un autre habitant ni d’obéir à celui-ci : « Les sociétés primitives sont des sociétés sans Etat parce que l’Etat y est impossible. »[5]

La condition de la non-apparition d’une structure étatique est la faiblesse démographique d’une société. De plus, on observe que les sociétés « primitives » sont morcelées, gardant chacune leur indépendance, leur autonomie. Cette atomisation des groupes sociaux est un moyen efficace d’empêcher la constitution d’un État. Clastres conclut donc son livre ainsi : « L’histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l’histoire de la lutte des classes. L’histoire des peuples sans histoire, c’est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l’histoire de leur lutte contre l’État. »[6]

 

Les recherches de Clastres prouvent le fait que la constitution d’un État n’est pas le destin de toutes les sociétés. Cet article n’a pas vocation à glorifier les sociétés « primitives » ni à dénoncer ce qu’est devenu l’Occident. En effet, les sociétés « primitives » ne sont pas non plus parfaites dans la mesure où elles font souvent la guerre, qu’elles sont parfois pour un contrôle des naissances et qu’elles pratiquent la torture comme rite d’insertion dans la société. Toujours est-il que ces sociétés nous permettent de penser ce qu’est le pouvoir politique et de remettre en question le fait que l’État est forcément nécessaire à toute société.


[1] Pierre Clastres, La Société contre l’État, Les Editions de Minuit, 1974

[2] Ibid

[3] Ibid

[4] Ibid

[5] Ibid

[6] Ibid

Jean