La Destruction de la raison - Schopenhauer


Hammer Breaks Glass Plate, 1933, Harold Eugene Edgerton


Schopenhauer, Kierkegaard et Nietzsche, trois noms qui résonnent dans l'histoire de la philosophie. Leurs écrits ont indéniablement marqué leur époque et continuent d'influencer les esprits. Comment ne pas mentionner le "phénomène" Nietzsche, qui a gagné en importance ces dernières années sur les réseaux sociaux et au sein des cercles politiques réactionnaires ? Est-ce une source de préoccupation légitime ? Voici une question à laquelle nous sommes en droit de réfléchir, et à laquelle répond en partie l'ouvrage du philosophe Lukács, La Destruction de la Raison.

Dans son livre, Lukács présente une analyse socio-historique des réflexions philosophiques de différents auteurs, centrée sur une dichotomie conceptuelle entre le rationnel et l'irrationnel. Sa méthode s'enracine profondément dans le matérialisme dialectique et historique. Il s'efforce constamment de mettre en avant le milieu socioculturel et de saisir les enjeux de la période historique dans lesquels les auteurs étudiés évoluent. Cette approche nous permet de mieux appréhender les défis intellectuels auxquels ces auteurs sont confrontés.

Lukács démontre l'utilisation de la pensée progresse au fil de l'histoire mais n'est pas à l'abri de régressions. Certains auteurs, tels que Descartes et Hegel, tracent de nouveaux territoires intellectuels et se libèrent des entraves de la pensée religieuse, les contraignant ainsi à affronter des problèmes jusqu'alors inextricables. En revanche, d'autres philosophes reculent, poussés par le désintérêt ou la crainte face à ces nouvelles énigmes intellectuelles. Leur retrait engendre un mouvement intellectuel réactionnaire qui élude les nouveaux questionnements, préférant se tourner vers le divin pour les plus timorés ou adoptant des concepts métaphysiques (tels que l'intuition, la puissance, la volonté, etc.) pour ceux ayant dépassé les limites de la pensée strictement religieuse.

Lukács prend l’exemple de la compréhension objective des sociétés qu’il est possible d’avoir en suivant une démarche dialectique centrée sur l’évolution des systèmes de production. Une méthode qui résulte de l’avancée du rationnel dans les travaux de Hegel poursuivis et remaniés par Marx. Or ce que Lukács observe chez Schopenhauer, Nietzsche et d’autres auteurs, c’est le rejet de cette méthode au profit d’un retour de l’irrationnel.

Ainsi, chez Schopenhauer, la compréhension des sociétés ne passe nullement par l’analyse des procès de productions, des rapports de force entre classes sociales et de la situation économique des Etats. A la place, Schopenhauer propose de connaitre la nature de l’Homme par le prisme de la conscience individuelle, laquelle est a-temporelle, mythifiée, indépendante des éléments (bassement) matériels. Ce-dernier écrit ainsi:

« C’est être à l’antipode de la philosophie, d’aller se figurer qu’on peut expliquer l’essence du monde à l’aide de procédés d’histoire, si joliment déguisés qu’ils soient »

« Tout microcosme renferme le macrocosme tout entier, et le second ne contient rien de plus que le premier. »

Loin de rendre intelligible le monde objectif, insondable selon lui, il faut uniquement se fier à la Volonté, cette force intérieure, mystique et éternelle, présente en chaque individu. Les aspects pratiques qui découlent de cette philosophie sont décrits ainsi par Lukacs:

  • Si le monde ne peut pas être connu et que les bouleversements sociaux ne sont que des variations futiles, incohérentes et absurdes d’un ordre éternel régit par des lois immuables, alors l’engagement politique n’a pas de sens, il n’y a tout bonnement rien à changer. Tout restera toujours tel qu'il a toujours été, même si des phénomènes superficiels donnent l'illusion d'un changement.

  • Cette philosophie, absurde et pessimiste, permet à celui qui la suit de se focaliser exclusivement sur sa subjectivité. Si la seule Volonté du sujet compte, et que le reste n’a aucune importance, alors l’égoïsme faisant fi du progrès social et de la collectivité peut se déployer sans aucun remord

En fin de compte, la philosophie de Schopenhauer s'apparente à une apologie indirecte du statu quo. Lukács résume cet aspect en ces termes:

« L’apologie indirecte met sous une lumière crue les mauvais côtés du capitalisme, ses atrocités, mais elle affirme qu’il ne s’agit pas là de caractères propres au capitalisme, mais de la vie de l’homme, de l’existence humaine en général. Il en résulte inévitablement que la lutte contre ces atrocités apparaît d’emblée non seulement vouée à l’échec, mais totalement absurde, puisqu’elle reviendrait à une destruction par l’homme de sa propre essence. »

Lukács nous permet ainsi, citations à l’appui, de mieux saisir la pensée de Schopenhauer dans sa portée sociale. Elle est l’expression d’un auteur, détaché de la nécessité de participer au système de production, faisant parti de la bourgeoisie allemande de la première moitié du XIXe siècle, fidèle à l’ordre établi, témoignant d’un profond rejet du progrès, se manifestant de son temps par les progrès scientifiques et l’essor des mouvements matérialistes. 

Emilien Pigeard



Sources :

Lukács, La Destruction de la Raison, p.294, Editions Delga

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit. p.176, p. 1183 et p. 348-349