Dune, un roman culte à la portée universelle


Connaissez-vous Dune, par Frank Herbert ?

Ce roman publié dès 1963 aux États-Unis est le premier tome d’une fresque épique et gigantesque dont les publications se poursuivent encore aujourd’hui. Parmi l’un des romans fondateurs de la science-fiction, mais aussi une source d’inspiration majeure pour de nombreuses œuvres ultérieures, aussi bien en littérature qu’au cinéma (Star Wars), Dune se permet le luxe d’être à la fois une œuvre d’imaginaire précurseure et une profonde réflexion sur de nombreux sujets sérieux.

Couverture de l’édition 2019 de Dune, par Frank Herbert

La religion, la psychologie, l’écologie, la philosophie, la politique, les conflits, les ressources naturelles et leurs utilisations, le mysticisme, tout passe à travers la plume acerbe et cynique de Frank Herbert, pour nous exposer des interprétations très intéressantes qui nous poussent nous-même à nous interroger et nous défaire de préconceptions fausses ou obsolètes, malgré le fait que l’œuvre ait bientôt 60 ans.

Laissez-moi tout d’abord vous présenter le chef d’œuvre qu’est Dune : dans un lointain futur, l’humanité s’est propagée entre les étoiles, et est unie sous la coupe d’un empire féodal et de maisons nobles qui détiennent tout le pouvoir. Le héros, Paul Atréides, est l’héritier de l’une de ces puissantes familles. Lui, ses parents et leurs alliés sont envoyés régner sur Arrakis, ou Dune, une planète entièrement recouverte de sable où l’eau est la ressource la plus rare. Mais Dune, c’est avant tout le seul endroit de l’univers où est produite l’Épice, une drogue permettant de vivre extrèmement longtemps, mais surtout qui permet le voyage entre les étoiles. L’importance que revêt cette Épice en fait le produit le plus cher et le plus précieux qui puisse exister. Cependant, la famille Atréides est victime d’un complot, et se fait décimer. Seuls Paul et sa mère survivent, en se cachant parmi les Fremen, littéralement les « Hommes libres » “Free men”, qui peuplent le désert infini d’Arrakis et luttent contre les forces qui occupent leur monde. Paul, au contact de ce peuple empreint de mysticisme, et de l’Épice, se révèle être le fruit d’une politique génétique millénaire, ce qui lui permet, sous l’effet de la drogue, d’apercevoir les multiples embranchements de l’avenir, et donc de pouvoir agir pour en voir un se réaliser.

Ainsi, vous pouvez voir avec ce premier coup d’œil que l’œuvre s’annonce plus profonde et complexe qu’il n’y paraît. Avec toutes les suites et romans qui forment cet univers, Dune ne trouve de rival dans la complexité que chez J.R.R.Tolkien et son Seigneur des Anneaux. Ce livre est le fruit de plus de 8 ans de préparation, durant lesquelles F.Herbert a étudié les cultures arabo-berbères, les religions, les déserts (s’y rendant fréquemment), la composition des sols, la biologie animale, et encore bien d’autres sujets, dans l’optique de créer un récit aux bases solides et ancrées dans une réalité certaine, tout en faisant appel à l’imaginaire. De ce fait, nous nous trouvons face à un monde réaliste, dans lequel il n’est pas difficile de se plonger et de se reconnaître, un monde crédible, même après les nombreuses décennies qui nous séparent aujourd’hui de sa publication.

De plus, n’oublions pas que Dune est aussi une aventure mythique du cinéma, longtemps considéré comme impossible à adapter sur grand écran. En 1984, David Lynch s’y est essayé, aidé de F.Herbert lui-même, mais est considéré un échec difficile à avaler pour le réalisateur, qui le considère encore aujourd’hui comme son pire film, allant même à faire retirer son nom des crédits. Cependant, celui-ci est autant décrié qu’acclamé, jusqu’à prendre une dimension quasi-sacrée chez une partie des fans. Le réalisateur chilien Alejandro Jodorowsky a aussi tenté le pari, réunissant l’une des équipes les plus talentueuse et hétéroclite de l’époque, avec entre autres Jean Giraud (Moebius), Mick Jagger, Orson Welles, Salvador Dali, Amanda Lear ou encore Pink Floyd. Ce projet, lui aussi mythique, finit par tomber à l’eau à cause de la tiédeur des studios vis à vis du réalisateur. Ces échecs successifs ont donné à Dune la réputation d’être : « Le plus grand film jamais réalisé ». C’est dire ! Aujourd’hui, Denis Villeneuve, réalisateur américain connu pour Premier Contact et Blade Runner 2049, s’essaye à la chose, avec la sortie de son Dune en Septembre 2021, après de nombreux reports dues au Covid-19. L’avenir nous dira s’il est le Messie attendu par les fans, ou un nouvel échec à ajouter à la malédiction d’Arrakis.

Ce que je vous propose désormais, c’est de vous plonger dans Dune, dans son étude approfondie et dans ses arcanes passionnantes. Et surtout, n’ayez pas peur par la taille de cet article car :

« La peur tue l'esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. J'affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu'elle sera passée, je suivrai son chemin. Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien d’autre que moi. » La Litanie contre la Peur du Bene Gesserit



Le Mythe du héros dans Dune : l’allégorie de la psychologie des masses

Le mythe traditionnel et ses exemples

En littérature, les différents genres d’histoires et d’intrigues sont souvent étudiés, analysés, mis dans des cases puis remis en cause. Mais l’un de ces genres semble faire l’unanimité, tant sa généralité et ses applications sont nombreuses et variées : il s’agit du mythe du héros, qui peuple tous les arts, depuis les premiers récits (L’Épopée de Gilgamesh, plus vieux récit de fiction de l’histoire, datant d’environ -1700, en est l’exemple originel : le plus vieux récit repose sur ce mythe du héros.)

La trame commune de ce récit peut se résumer assez simplement : un personnage vit une vie tout à fait normale (pour l’univers dans lequel il s’inscrit), puis il est entraîné dans une aventure, dont il a d’abord peur, mais qu’un mentor aide, parfois en lui donnant un objet ou un conseil d’une très grande importance. Alors, le héros rentre pleinement dans cette aventure sans pouvoir faire machine arrière, et subit des épreuves où il reçoit de l’aide d’alliés face à ses ennemis avant de faire face à un danger de mort durant une épreuve ultime pour récupérer l’objet de sa quête. Le héros finit par quitter les lieux de cette aventure pour retrouver une vie normale, et où il améliore sa vie et celle des autres grâce à toute l’expérience acquise.

Cette définition du mythe du héros est, comme vous pouvez le constater, très vague, et doit forcément vous rappeler une ou plusieurs œuvres que vous connaissez et qui se rapprochent dans leurs grandes lignes de cette trame de base. Cette prise de conscience peut être troublante, tant le nombre d’histoires reposent sur ce modèle de trame simple et efficace. Ainsi, le mythe du héros est caractérisé par un appel au dépassement de soi, au refus de la monotonie en y préférant une aventure enrichissante, aussi bien matériellement que mentalement. Il est un hymne aux héros, aux sens premiers du terme, comme les sauveurs, mais aussi ceux qui prennent des décisions pour les autres, améliorant ainsi leur condition et leur vie.

Mais, là où Dune commence par se démarquer de l’immense majorité des œuvres, c’est que le roman applique le mythe du héros en le galvaudant, en le modifiant et au final en en faisant une critique acerbe.

L’originalité de Dune

Dans Dune, nous suivons donc Paul Atréides, un jeune homme doué, promis au titre de duc de son père, qui poursuit son éducation extrêmement poussée durant son adolescence. Au début du roman, sa trajectoire suit celle du mythe traditionnel : il est entraîné dans une aventure, en allant vivre sur Arrakis, un monde absolument exotique et périlleux pour lui. Il reçoit l’aide de nombreux mentors, recevant d’eux des capacités de réflexion, de stratégie et de combat qui font de lui un être très à part. Il ne peut plus reculer et prend entièrement part à l’aventure lorsque le complot contre sa famille se met en marche. Il rencontre des alliés, les Fremen, et des ennemis, les Harkonnen, se bat contre eux en risquant sa vie.

C’est vers ce moment que le roman prend une tournure inattendue : Paul obtient l’objet de sa quête à la toute fin du roman, en obtenant à la fois le pouvoir et sa vengeance pour sa famille. Il ne retrouve jamais une vie normale après son épreuve finale, et ne quitte jamais les lieux de son aventure, car il est devenu un véritable Fremen, un habitant du désert infini. Il est désormais de leur culture, de leur religion, car il s’est élevé au rang de Messie des Fremen, un homme attendu depuis des temps immémoriaux et censé sauver son peuple en les aidant face aux envahisseurs d’Arrakis.

Ainsi, nous faisons face à un mythe du héros galvaudé, car bien que Paul soit devenu un héros, et même un Dieu vivant, il n’accomplit pas ce retour à la vie normale et n’aide pas le monde à être meilleur. En effet, ses actions provoquent, bien malgré lui, un Jihad meurtrier dans tout l’univers, où près de 61 milliards de personnes trouveront la mort (Le Messie de Dune). A la fin du premier roman, Paul s’annonce comme un outil d’oppression, de mort et d’obscurantisme, alors même que c’est ce qu’il tente d’éviter tout au long de l’œuvre.

C’est donc un mythe du héros où le personnage principal est bien un héros, mais qui n’accomplit pas la fin de son parcours initiatique, un personnage qui prend des décisions pour les personnes qui l’entourent, pour des peuples entier, mais qui au final ne les prend pas vraiment, il n’est qu’un esclave de ses visions du futur, qui lui imposent ses choix.

Dune devient ainsi une œuvre dont l’originalité commence d’abord et avant tout par sa structure, par son squelette qui annonce de manière métalittéraire l’ensemble de son sujet et de ses enjeux.

Un message politique fort

Et c’est cette structure qui, au final, nous montre la portée politique du roman, le message que Frank Herbert a voulu faire passer : faites attention aux Messies, aux hommes providentiels.

Car c’est de cela dont parle Dune, un homme qui utilise les croyances d’un peuple pour s’ériger en monarque absolu et religieux, qui manipule la religion pour ses fins personnelles. Alors oui, Paul a des attributs quasi divin, il voit les nombreux embranchements de l’avenir et peut ainsi agir en fonction de celui qu’il veut voir se produire, sait beaucoup de choses qui ne lui sont matériellement pas accessible (il a la capacité de connaître des choses qui se sont passées, comme une discussion entre conspirateurs par exemple). Mais ce héros, érigé en véritable Dieu, n’en est pas moins un homme, dont la caractéristique majeure de sa faiblesse humaine est sa dépendance terrible à l’Épice, qu’il doit prendre continuellement, et toujours en plus grande quantité pour continuer d’avoir ses visions.

Paul, dans cette optique, ne diffère pas de n’importe quel autre homme providentiel. Herbert le comparait même, dans sa démarche, à un Hitler, un Staline ou un Mussolini. Le roman appelle à ne pas être crédule vis à vis de ces personnages, dont l’objectif est toujours le même, le pouvoir et la désindividualisation. En effet, si le mythe du héros est un hymne à l’individualité, dans Dune, cette dynamique va proportionnellement de pair avec la perte d’individualité des masses, de ceux qui sont touchés par les actions de ce personnage :

"Paul prit conscience de la transformation de Stilgar. Le naib fremen était devenu la créature du Lissan al Gaib, pleine d'obéissance et d'adoration. Ce n'était plus vraiment là un homme et Paul sentit en lui le premier souffle de vent fantomatique du jihad. J'ai vu un ami se transformer en adorateur”

Les actions de Paul pour éviter le déchaînement de violence qui est promis à ceux qui se battent en son nom provoquent justement une montée du fanatisme des Fremen, qui voient dans Muad’Dib, le nom de Messie de Paul, leur sauveur, celui que tous doivent aduler, même de force. Les Fremen perdent leur individualité pour devenir des serviteurs fanatisés et superstitieux, qui abandonnent leur pouvoir individuel à un homme qu’ils admirent, ce qui est la base même des totalitarismes.

"L'observation personnelle m'a convaincu que dans le domaine du pouvoir...les gens ont tendance à remettre toute capacité de prendre des décisions à n'importe quel chef qui peut se draper dans le tissu mythique de la société" [1]

Plus encore que l’individualisation de Paul et la force contraire chez son peuple, c’est le système entier récupéré par le Héros et mis à sa contribution : le système d’origine est l’attente religieuse d’un Sauveur sur Arrakis, qui permet aux Fremen d’accepter et de supporter la vie affreusement rude du désert. Lorsque Paul arrive, et prend cette place de Sauveur, il provoque une vague grandissante dans ce système, une vague dont il perd le contrôle, et qui emporte tout sur son passage, même lui. C’est ainsi qu’arrive à un moment du roman un point de non-retour à partir duquel Paul sait ce qui va arriver en son nom, mais que même sa mort ne pourra plus empêcher.

“Si je meurs, ils diront que je me suis sacrifié pour que mon esprit les guide. Si je vis, ils décideront que rien ne peut s’opposer à Muad’Dib” [2]

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Le système qu’a mis Paul en place devient une lame de fond qui fait mouvoir toutes les énergie, tous les personnages vers une seule direction, celle que justement le héros veut éviter. Herbert nous montre ainsi que les systèmes sont aussi dangereux que les hommes providentiels, car rien ne peut les arrêter, ils entraînent les foules par l’imaginaire collectif, souvent pour le pire.

Une quête constante de la liberté et de la connaissance

La liberté n’est en réalité qu’une illusion chez Herbert

Dans Dune, l’un des thèmes les plus souvent abordés et traités est celui de la liberté, qu’elle soit individuelle ou collective, réelle ou psychologique. Tout le Cycle de Dune, et pas seulement le premier tome, traite à des degrés divers cette question de la liberté.

Tout d’abord, rappelons les bases : dans l’univers de Dune, la liberté est rare, terriblement rare. Pour commencer, les personnages vivent dans un empire despotique et autoritaire, dirigé par un empereur puissant et reposant sur des armées sanguinaires, les Sardaukars. L’humanité, et en particulier les personnes de pouvoir, sont soumis au pouvoir du Bene Gesserit, une sororité millénaire qui planifie des croisements génétiques par dizaines de milliers dans l’espoir, un jour, de créer un humain parfait, le Kwisatz Haderach, qui serait doté de tous les dons latents de l’espèce. C’est par le biais de ce programme que sont choisis les partenaires de toutes les figures de pouvoirs de l’univers. L’amour n’est ainsi plus une liberté, mais uniquement un devoir de reproduction, tel que prévu par les Sœurs, qui choisissent même le sexe de l’enfant que portent les femmes. D’autres institutions écrasent la liberté de leurs membres, comme par exemple l’École Suk, une école de médecine où les élèves sont conditionnés à ne jamais pouvoir faire de mal. Toute leur volonté propre est niée et détruite dans le processus : ce ne sont plus des hommes libres, ils sont enchaînés à leur profession. Car en effet, Dune est aussi un roman sur la surspécialisation, qui mène à la perte du savoir et à l’obscurantisme, chacun se cantonnant à son domaine propre et très (trop) restreint. La liberté dans le roman disparaît en grande partie à cause de ce processus social que nous connaissons en partie aujourd’hui.

La réflexion et les progrès scientifiques ne sont presque plus autorisés, ce qui impose un conservatisme lourd sur tout le récit : ceux qui pensent différemment se retrouve souvent prisonniers, alors que les scientifiques sont sous le coup des lois Butlériennes, qui empêchent la création de nouvelles technologies. Les voyages sont très limités : au fil du Cycle, les véhicules disparaissent car une population à pied est plus facile à contrôler. De même, les voyages entre les différents mondes sont très réglementés, car la Guilde des Navigateurs possède un monopole sur ceux-ci, et décident donc de qui peut se déplacer.

Ainsi, d’une manière générale, les populations, mais aussi les personnages de pouvoir, sont pieds et poings liés par différentes forces qui coulent une chape de plomb sur le récit, où tout semble soit décidé d’avance, soit impossible à réaliser.

Paul, le personnage principal, représente une certaine quête de liberté : il cherche à la sauvegarder face aux Harkonnen, ceux qui occupent Arrakis et ont tué sa famille, il rejoint les Fremen, dont le nom signifie de manière transparente “les hommes libres”, pour lutter avec eux pour leur liberté. Son don de prescience est un atout certain de cette quête, car elle lui permet de passer outre les forces qui tentent de le retenir et de l’éliminer. Par exemple, c’est grâce à ce don qu’il prévoit les menaces qui pèsent sur son peuple, ou encore qu’il sait finalement comment vaincre ses ennemis. Paul est un phare dans l’obscurantisme de cet univers, mais, en réalité, il est lui aussi enchaîné, à sa propre échelle.

En effet, Paul n’est pas libre. Ou du moins, il n’est pas libre au même niveau que les autres personnages. Là où il possède une liberté de penser, de se déplacer, de se battre et d’aimer, il est enchaîné à son destin : à peine le roman commence t-il que nous apprenons en même temps que lui, de la bouche d’une Bene Gesserit, donc un personnage qui prévoit et planifie beaucoup de chose, que le sort de son père, l’actuel Duc, est déjà scellé, et que rien ne peut aller contre cet état de fait. Paul s’élève alors comme le seul qui ne se soumet pas à cette idée, comme le seul à croire en la liberté des choix et l’absence de choses absiolument définitives. Mais il est impuissant à empêcher l’accomplissement du destin annoncé. Sur ce point particulier, il rejoint le lecteur, qui lui non plus n’est pas libre de découvrir les points principaux de l’histoire.

C’est dès les premiers mots du roman que nous sommes privés du plaisir de découvrir le sens dans lequel se dirige le roman et son intrigue : tous les chapitres s’accompagnent d’un épigraphe censé avoir été écrit après les actions du chapitre. Le premier de ces épigraphes nous dévoile ainsi le nom que portera Paul quand il sera devenu le Lisan Al Gaïb, le Messie des Fremen : Muad’Dib. Donc, avant de connaître le nom du héros principal, nous connaissons son surnom, celui que l’histoire retiendra. C’est une manière de nous faire comprendre que nous, lecteurs, sommes déjà placé bien après les évènements du roman. Nous ne sommes pas libres de vivre la vie de Paul en même temps que lui. De plus, la grande majorité des épigraphes sont signées “Princesses Irulan”, un personnage qui apparaît en fait très tard dans le roman. Herbert nous prive même du plaisir de découvrir les personnages en leur temps. Nous comprenons même, au fur et à mesure des épigraphes, que la Princesse Irulan a été la femme de Paul-Muad’Dib, ce qui ne laisse aucun doute sur ce qu’il va devenir, et donc sur la fin de sa quête : il sera un homme de grand pouvoir, un Empereur. Nous ne pouvons donc pas craindre pour sa vie ou son futur.

Cette manière d’écrire et de composer son roman permet à Herbert de créer un magistral écho entre nous, lecteurs, et Paul : Paul a des visions du futur, il sait à l’avance ce qu’il va se passer, où il va. Il dit même à voix haute, avant même d’avoir rencontré les Fremen :

“Ils m’appelleront… Muad’Dib, “Celui qui montre le chemin”. Oui… Ils m’appelleront ainsi…” [3]

Ainsi, il rejoint le lecteur dans la connaissance de son futur. Et c’est là l’une des clés de la majesté de l’écriture de Dune : chaque lecteur est un Paul, nous partageons sa prescience et, même si nous ne voulons pas du futur qui nous est annoncé (le meurtre du père de Paul, un homme toujours représenté comme l’incarnation de la bonté et de l’humanité dans un monde qui en est dépourvu), ce futur s’impose à nous. Paul est l’allégorie parfaite du lecteur, un miroir littéraire.

J’ajouterai que, comme Paul, pour connaître le futur nous avons besoin d’une action répétitive : Paul a le Mélange d’Épice, nous avons la lecture. L’un comme l’autre, nous en avons désespérément besoin pour continuer d’apercevoir ce qui s’annonce. Et nous y sommes tout autant enchaînés, car seuls ces deux éléments nous le permettent.

La connaissance est en changement continuel, jamais fixe et certaine

Pour Herbert, il y a dans la connaissance une fluidité constante, une instabilité que rien ne peut empêcher, et qui va contre l’idée commune que la science, que le savoir est absolu, ou en tout cas qu’à part certain détails, les bases sont certaines et immuables.

L’histoire des sciences va en effet dans le sens d’Herbert : cette histoire est jalonnée par ces moments de doute, de remise en cause et de résistance de certains concepts que tout le monde prenait pour un acquis absolu. Dune est l’incarnation même de cette crise des fondements qui revient régulièrement dans l’histoire humaine : rien n’est certain dans ce roman, tout n’est que flux, sans point d’accroche fixe, toute connaissance est soumise au doute.

En effet, le monde d’Herbert est un monde de simulacres, de “plans dans des plans dans des plans”. L’éducation même que suit Paul est celle de l’analyse des mouvements, des mots, jusqu’au plus petit mouvement de muscle, jusqu’à la moindre intonation. Et tous les personnages jouent à ce jeu qui vise à tromper l’autre. Rien dans ce que disent les personnages n’est assuré, car rien de ce qu’ils énoncent ne peut résister au doute absolu qui règne dans cet univers. Tout n’est que manipulation : même la voix, bien utilisée, avec un simple et unique mot, peut atteindre un personnage, le forcer inconsciemment à penser ou à agir comme on le souhaite.

C’est ainsi que nous nous retrouvons avec des personnages aux milles facettes, aux personnalités interchangeables selon le discours, les besoins, les interlocuteurs. Même Paul est de ces personnages : il est à la fois un enfant jeté malgré lui dans les bourrasques des intrigues et de la violence, un homme rusé et manipulateur, un chef spirituel qui inspire le fanatisme quand il en a besoin. Tous ces éléments font de lui ce personnage complexe, qui a fini à succomber à cette inconsistance du savoir et de la connaissance, lui qui en a été dégoûté à l’origine.

Nous nous retrouvons donc avec un personnage atypique dans cet univers, car aux extrémités à la fois du savoir et de l’ignorance : d’un côté, c’est un homme formé aux techniques de manipulation et de contrôle de soi absolu, allant même jusqu’à être capable de modifier la composition de certaines de ses molécules au besoin, par la force de son esprit et de son entraînement. C’est aussi un mentat, c’est-à-dire un “ordinateur humain”, entraîné à computer de nombreuses informations différentes pour en obtenir des résultats concluants. Enfin, il est un prescient, il a même accès aux informations qui n’ont pas encore été dévoilées, qui n’existent même pas encore. Mais, d’un autre côté, il est éternellement en quête de plus de connaissance, car il en manque pour prendre toutes ses décisions, il a toujours besoin de plus d’Épice pour avoir ses visions. Il est à la fois incroyablement savant, et terriblement ignorant, les deux en simultané.

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C’est ainsi que Dune est un roman de réflexion sur la connaissance, ce savoir qui n’est jamais entièrement atteint, jamais certain et jamais absolu. Le flou est constant, que ce soit sur le passé de cet univers, sur les futurs que voit Paul. Même dans les suites, nous ne savons pas réellement les actions de Paul après sa prise de pouvoir et durant le Jihad qu’il voulait éviter. Le lecteur, comme les personnages, est en constant questionnement.

Un écho certain de Dune dans le monde actuel

Des thèmes aujourd’hui centraux

Dune, c’est aussi un livre publié dès 1963, mais qui aujourd’hui encore porte des messages et des enjeux forts qui résonnent dans notre quotidien.

Lors de sa sortie, le roman attire par l’originalité de son ambiance exotique, inspiré de la culture et des coutumes arabo-berbères là où, par exemple, Isaac Asimov décrivait dans sa Fondation une société occidentale presque identique à la nôtre, avec des idées et des fonctionnements très proches. Cependant, les 20 dernières années nous ont conditionnée à lire Dune d’une autre manière : en effet, l’univers du roman tourne autour de l’idée de Jihad, un conflit religieux décrit comme sanglant mais inévitable. L’utilisation de ce terme particulier, aujourd’hui associé au terrorisme islamique, en a conduit certain à penser que Herbert faire l’apologie du Jihad, son personnage principal étant la cause de ce déchainement de violence. Mais ce serait oublier un élément central, et même fondateur dans l’univers du livre : le Jihad Butlérien. Ce terme désigne un événement très antérieur aux actions du roman, une époque de conflit meurtrier menant à la libération de l’humanité face à la domination des machines. Ainsi, il y a bien deux visions différentes du Jihad chez Herbert : la première vision est celle des Fremen, qui veulent imposer leur domination sur l’univers en écrasant dans le sang les autres peuples, dans le but d’atteindre le paradis promis par leur foi, en suivant leur Messie, Paul. Cette vision, pas si éloignée de celle actuelle, ne cesse d’être critiquée par l’auteur et ses personnages : c’est exactement ce que veut éviter Paul, ce qui en fait l’enjeu majeur du roman : réussir à éviter la guerre sainte. Mais la vision de Paul, et du Jihad Butlérien, est absolument contraire : le Jihad n’est qu’un moyen de renverser un système dangereux pour les hommes, que se soit les machines ou l’absolutisme obscurantiste de l’Empire. Le Jihad chez Herbert est en réalité la promesse d’un futur meilleur face à un univers sclérosé, mais au prix de grande violence, ce qui cherche constamment à être évité.

Nous nous retrouvons ainsi avec un roman empreint de religion, que ce soit par l’influence de l’islam que du christianisme. Le vernis mystique de Dune cache en fait une profonde réflexion matérialiste sur la foi et ses formes diverses.

Toute foi chez Herbert est soit fausse, soit fanatique : les Fremen glisse dans le fanatisme au contact de Paul-Muad’Dib, alors que celui-ci utilise la religion à ses propres fins. Un autre exemple est la Missionaria Protectiva, une entreprise des Sœurs du Bene Gesserit qui consiste à implanter chez les peuples des croyances religieuses qui pourront être utilisées plus tard pour les influencer ou pour atteindre leur but mystérieux. Ainsi, Herbert nous présente la religion comme une construction sociale, mais aussi profondément humaine et cynique : la foi est une arme ou un outil selon les besoins du moment.

Alors, si la religion est le thème réellement central du roman, ce n’est en réalité que pour en faire la critique : Paul est un Messie cynique, qui utilise la foi, et les seuls personnages réellement croyants tombent invariablement dans le fanatisme et la folie religieuse. Dans les suites écrites par Herbert, la religion est toujours un outil de pouvoir corrompu, constamment sur la pente descendante, qui se sclérose toujours sous le poids des ambitions personnelles.

Cette analyse par Herbert est en fait une leçon : il craint les religions car elles sont des leviers de pouvoir très facile à utiliser, mais dont l’inertie emporte tout sans exception. Même Paul, le surhomme accumulant tous les dons, est incapable de faire varier le cours de la religion.

Un thème révolutionnaire : l’écologie

Mais au final, le thème vraiment nouveau et novateur qu’apporte Dune est bien celui qui n’est pas attendu au milieu des années 60 : l’écologie.

L’écologie revêt une importance capitale pour Herbert : en effet, l’inspiration pour le roman lui est venu en étudiant les déserts de l’Oregon, leur développement rapide et les tentatives de freiner ce processus, en particulier grâce à l’implantation d’arbres européens connus pour retenir les sables. Et c’est en étudiant les conséquences de cette désertification sur les populations et les modes de vie qu’il en est arrivé à s’intéresser à la culture des “gens du désert” C’est donc tout le processus de création de Dune qui trouve sa source dans des réflexions écologistes avant-gardistes.

Et ce n’est pas tout : cette écologie est au centre des conflits et des problèmes du roman et de ses suites. Dans le premier tome, Arrakis nous est bien définie comme une planète de désert infini, où l’eau est plus importante que n’importe quoi d’autre, où le manque d’eau mène à de violentes réactions. Le roman d’Herbert traite en réalité principalement de la lutte pour des ressources limitées : l’épice et l’eau.

Alors que l’épice est la ressource la plus rare de l’univers, et donc la plus recherchée et exploitée, c’est bien l’eau qui est au centre du récit : les Fremen, ceux qui vivent sur Arrakis et vivent la dure vie de survivant du désert, savent que l’épice n’est qu’un moyen d’arriver à leurs fins. En effet, ils exploitent l’épice et la revendent pour obtenir de leurs clients les moyens de transformer Arrakis en un jardin à l’échelle d’une planète, où les déserts auraient disparu et l’eau tomberait du ciel. C’est ce rêve qui fait bouger les puissantes forces Fremen, et c’est sur ce rêve que Paul construit son pouvoir. Là où la transformation de la planète doit prendre plus de cinq siècles, Paul promet aux Fremen d’y arriver en quelques années. Et c’est cela qui provoque réellement le Jihad : la volonté de dominer les autres peuples avant que ceux-ci ne s’allient contre les Fremen. Car, en effet, si la transformation écologique d’Arrakis est le rêve de ses habitants, elle n’est rien d’autre qu’un cauchemar pour tous les autres humains. Si Arrakis perd ses déserts, alors l’épice disparaît. Et c’est le thème principal du tome 4 du Cycle de Dune, où Herbert explore la dépendance à cette ressource dont il ne reste que des réserves, où elle a complètement disparu à l’état naturel.

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Nous voyons donc que c’est bien l’écologie, la force majeure dans Dune. Et, en 1963, ce thème est plus que révolutionnaire. Car presque personne en littérature ou ailleurs ne traite de la transformation des écosystèmes, du manque progressif des ressources majeures, des conflits et tensions que cela provoque. Le thème même de l’eau nous interpelle : de nos jours, cette question des réserves disponibles en eau est majeure : prenons l’exemple des tensions entre Egypte et Ethiopie. Un simple barrage en amont du Nil met en péril l’accès en eau de tous les pays en aval. Cette question est de plus en plus pressante, et Herbert la traitait déjà il y a presque 60 ans.

Herbert a même presque inventé le concept de scientifique écologique à travers le personnage secondaire mais très important de Liet-Kynes, Fremen mais aussi “planétologiste” d’Arrakis, à qui l’on doit cette phrase que l’on pourrait croire sortie d’un rapport du GIEC :

« Ce que ne comprend pas celui qui ignore tout de l’écologie, c’est qu’il s’agit d’un système. Un système qui maintient une certaine stabilité qui peut être rompue par une seule erreur. Et celui qui ignore l’écologie peut ne pas intervenir avant qu’il soit trop tard. La plus haute fonction de l’écologie est la compréhension des conséquences » [4]

Ces paroles nous prouvent la sensibilité et la clairvoyance d’Herbert dans le domaine de l’écologie. Sa vision nous éclaire même sur la manière d’appréhender l’écologie : pour lui, l’écologie n’est pas une science exacte, faite de données immuables et de connaissances absolues, mais bien une science des flux, de systèmes instables qui nécessitent plus que des actions personnelles, mais bien des politiques sur le long terme, le très long terme, avec une vue d’ensemble, et une volonté unique. C’est aujourd’hui ce que beaucoup avancent quand il faut critiquer l’écologie : rien n’avance car personne ne se met vraiment d’accord, les pays ne collaborent pas et ce ne sont pas les actions de quelques millions d’humains qui vont renverser la balance. Des idées difficilement réfutables. Herbert nous montre ainsi un chemin possible, un idéal à suivre où tous sont unis par la volonté de réellement améliorer les choses.

Mais Herbert nous expose aussi les dangers d’une écologie à outrance : c’est le thème principal du troisième tome de Dune : la transformation écologique va trop vite, est trop violente, et met en péril à la fois les personnes et les écosystèmes. Il veut nous montrer qu’une vue critique et globale de la situation est nécessaire avant de faire la moindre action, car les conséquences sont difficilement contrôlables dans les rares cas où elle le sont : “La compréhension des conséquences”.

Dune nous a ainsi montré sa complexité impressionnante, par ses très nombreux thèmes, par la façon dont F.Herbert a de les exposer et de les exploiter. Nous sommes passés d’un récit d’un héros corrompu par son aventure, toxicomane et fanatisant, à celui d’une transformation écologique aux conséquences infinies, en passant par des conflits pour de rares ressources, des idées religieuses critiquables et dangereuses.

Nous avons vu que la lecture de ce roman reste encore aujourd’hui instructive, tant sur la psychologie que sur des thèmes très contemporains comme la religion et ses dangers, la liberté jamais réellement atteignables, tout comme la connaissance, qui ne restera éternellement qu’incomplète. Nous nous sommes penchés sur ce message politique très fort, qui nous enseigne, ou nous rappelle, que les messies, les hommes providentiels ou toute autres figures semblables ne sont au final que des dangers pour les hommes, qu’ils poussent à la désindividualisation des masses, mais aussi qu’eux-mêmes sont au final impuissants à contrer les systèmes qu’ils mettent en branle, et qui poussent toujours à plus de violence, à moins de réflexion.

Dune est ainsi une œuvre aux mille visages, aux mille facettes, à la fois un roman d’apprentissage et un traité religieux, un livre politique et social, un manifeste écologique. Finalement, ce qui ressort de sa lecture et de cette étude, c’est que ce chef-d'œuvre est éminemment contemporain, et qu’il nous en apprend énormément sur notre propre monde, sur nous-mêmes.

Nous verrons si l’adaptation à venir saura retranscrire dans le même temps tous ces enjeux, être un film instructif ou uniquement divertissant, éclipsant la valeur immense du roman pour la remplacer par de l’action générique dans un désert. Espérons le meilleur pour Dune.

Et, si ce n’est pas déjà fait, lisez Dune. L’œuvre en vaut la peine.

Nicolas Graingeot

[1] Herbert, Frank. "Dangers of the Superhero" 1980

[2] Herbert, Frank. Dune, 1963

[3] Ibid

[4] Ibid


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