Faut-il démontrer pour savoir?


 

Claudio Schwarz

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La démonstration signifie « montrer à partir de » et désigne une forme de raisonnement dont la conclusion s’impose comme nécessaire. Démontrer c’est établir par un raisonnement rigoureux la vérité de quelque chose. Le propre de la démonstration est de procéder de façon purement discursive, c’est-à-dire en passant uniquement par le raisonnement, sans avoir besoin de montrer quoi que ce soit par l’expérience. La réflexion philosophique ne peut qu’interroger la valeur de ce raisonnement et son rapport avec la vérité et le réel. La démonstration apporterait alors des connaissances à l’homme, c’est par elle que ce dernier peut comprendre le monde dans lequel il vit. Elle semble alors être une source de savoir, c’est-à-dire, une source de connaissances ou d'aptitudes reproductibles. La démonstration doit être différenciée de l’interprétation, cette dernière caractérise une certaine façon pour l’esprit de se rapporter au réel, de façon indirecte, en cherchant un sens caché derrière un sens apparent. La démonstration semble être davantage concrète permettant alors une meilleure intériorisation des connaissances.

La démonstration apparait comme étant un outil majeur pour l’homme dans sa quête de connaissance, puisqu’elle permet par son raisonnement déductif, de trouver une certaine vérité. Cependant ce même raisonnement déductif présente des failles, la démonstration aboutie et réussie est considérée comme étant vraie. Néanmoins elle peut être niée et réfutée et ainsi devenir obsolète ou fausse. On ne peut réellement s’assurer de la validité de la démonstration, elle présente une vérité qui peut finalement ne pas en être une. La démonstration entend savoir mais ne peut jamais s’assurer d’avoir trouvé la vérité, elle n’est pas certaine. La question qui se pose est la suivante :

Comment peut-on considérer la démonstration comme étant une source de savoir, si celle-ci intrinsèquement entend être niée ?

Nous verrons dans un premier temps le rapport entre la raison et le réel afin de déterminer si le réel est rationnel ou non pour pouvoir par la suite être démontré ; puis nous mettrons en exergue la démonstration comme étant nécessaire pour obtenir des connaissances malgré des difficultés ; enfin nous poserons la démonstration comme étant une source de savoir, consciente de ses erreurs.

La raison et le réel désignent les deux termes d’une démarche qui engage l’homme dans un rapport de connaissance avec les choses. La raison humaine semble marquée par le désir de connaitre, de se représenter les choses de façon adéquate. Cependant cela s’apparente, pour de nombreux philosophes tel que Nietzsche, à un besoin de logique qui masque la vraie nature du monde, ce dernier serait irrationnel et impossible à comprendre et donc à connaitre. Si le monde n’est pas rationnel alors nous ne pouvons savoir. L’homme aurait besoin de voir le monde à l’image de sa raison. Comme le montre Nietzsche, cela rassurerait l’homme de penser que le monde est rationnel. Nietzche entend souligner l’absence d’ordre et de raison caractérisant le réel, selon lui ce dernier est similaire au chaos. Les choses sont multiples et changeantes, elles évoluent sans cesse rendant le réel complètement instable. La rationalité du monde semble pour Nietzsche véritablement illusoire. Il faut renoncer à chercher une raison qui serait le fondement même du réel et plutôt souligner le caractère contingent des choses, elles « sont » mais pourtant rien ne les fonde, rien ne permet de justifier leur existence comme le souligne Heidegger, pour lui, l’être véritable des choses est sans raison.

Le réel n’étant pas rationnel, ne sert à rien d’être analysé, il ne peut être démontrer, c’est ce qu’affirme Protagoras et Héraclite en particulier. En effet, selon eux, le monde n’est pas démontrable du fait de sa complexité, il est en perpétuel mouvement et rend impossible sa compréhension. Il n’y aurait pas un savoir mais des savoirs, en effet, il n’y aurait pas de savoir précis, chacun possède ses propres savoirs mais ces derniers seraient indémontrables. Chacun possèderait sa vérité ainsi il n’est pas nécessaire de démontrer ou de prouver quelque chose. Pour Protagoras, l’important est la rhétorique, c’est-à-dire l’éloquence et la persuasion afin de pouvoir convaincre les autres. Aucun savoir n’est plus vrai qu’un autre, la rhétorique permet à l’homme de convaincre et persuader ses semblables, ainsi ses savoirs sont transmis et intériorisés par les autres. Il n’est donc pas nécessaire de démontrer car chaque homme sait, il faut user de la rhétorique pour pouvoir les faire changer d’avis. Dans le Théétète de Platon, Protagoras parle de la théorie de l’homme mesure, par elle, l’homme détermine « ce qui est » sur trois fondements : la sensation par laquelle chacun voit, entend et constitue ainsi sa réalité ; l’émotion où les sentiments qui nous habitent sont la réalité ; et enfin l’opinion, où chacun pense sa réalité. Il n’y a alors rien à démontrer et la démonstration apparait comme étant inutile.

Pourtant, le réel semble finalement être démontrable, il parait rationnel pour d’autres philosophes, nous pouvons le voir premièrement avec la théorie des formes intelligibles de Platon. Cette théorie est la doctrine selon laquelle les concepts, notions, ou idées abstraites, existent réellement, sont immuables et universels et forment les modèles des choses et formes que nous percevons avec nos organes. Selon lui, il faut démontrer, c’est la clef du savoir. D’autres philosophes, issus de courants différents montrent que le réel est structuré par les mêmes lois que la raison. L’idéalisme conçoit le réel comme étant régi par un ordre, une logique qui expliquerait notamment la régularité de certains phénomènes. Les choses seraient structurées par des rapports mathématiques comme le souligne Descartes lorsqu’il dit que « tout est nombre ». Le réel serait alors démontrable par les mathématiques, ce qui permettrait d’atteindre un certain savoir : « L’univers est écrit en langage mathématique » Galilée, L’essayeur, 1623. Le rationalisme et l’empirisme, bien qu’opposés reposent aussi sur l’idée que le réel obéit à des lois. Pour les rationalistes, ces lois sont démontrables, accessibles par la raison ; pour les empiristes ces lois sont données par l’expérience que nous avons, de voir certains phénomènes se répéter. La démonstration semble être l’outil majeur, que cela soit dans les différents domaines afin de trouver une quelconque vérité et donc d’acquérir des connaissances, un savoir.

La démonstration consiste à conclure de façon nécessaire une proposition à partir seulement des propositions précédentes, sans avoir à recourir aux faits. Leibniz définit ainsi la démonstration comme étant « la résolution d’une vérité en d’autres vérités déjà connues ». Démontrer c’est donc raisonner de telle sorte que la conclusion ne puisse être autre. La démonstration est considérée comme une connaissance vraie et certaine, c’est d’ailleurs ce qu’affirme Aristote, en faisant de la démonstration un modèle de savoir : « Savoir c’est connaitre par le moyen de la démonstration ». En effet, la force de la démonstration repose sur son caractère déductif. La proposition conclue comme certaine est en fait déjà contenue dans les propositions précédentes, dont elle n’est qu’un cas particulier. Dans son ouvrage Organon, Aristote étudie les règles du raisonnement, à travers ce qu’il nomme le syllogisme. Le syllogisme est un raisonnement formé de trois propositions, deux principales et une conclusion qui en résulte. Parmi les exemples de syllogismes, le plus célèbre est le suivant : « Tous les hommes sont mortels. Or, Socrate est un homme. Donc Socrate est mortel. » En effet, la conclusion est bien déduite des deux propositions précédentes : Socrate se trouve compris dans l’ensemble des hommes, lui-même compris dans l’ensemble des mortels. Les trois mots : mortels, hommes, Socrate sont inclus les uns dans les autres, du plus général au plus particulier. Les mathématiques sont, contrairement au syllogisme, un modèle de raisonnement davantage démonstratif. Descartes voulant étendre les mathématiques à l’étude de tout le réel, fonde l’espoir d’une « mathématique universelle », qui permettrait de déduire par les seules voies du raisonnement toutes les vérités. La démonstration se montre nécessaire afin de comprendre de nombreuses choses et d’acquérir un certain savoir. Cependant celle-ci présenterait différentes limites.

Les limites de la démonstration proviennent tout d’abord des problèmes des hypothèses, en effet toute démonstration repose sur des hypothèses. Le raisonnement part de propositions (axiomes, postulats) que l’on accepte et que l’on considère comme vraies et à partir desquelles les autres propositions sont déduites. Chercher à démontrer ces hypothèses revient parfois à remettre en question tout le système. On perçoit des difficultés de démonstration par le syllogisme d’Aristote par exemple, ainsi dans le syllogisme sur Socrate, la première proposition représente la prémisse majeure, la seconde la prémisse mineur et la dernière la conclusion. Aristote montre que ce syllogisme ne fait que représenter un raisonnement formel, à savoir tout A est B. Or tout C est A. Donc tout C est B. Tel est le fondement de la logique dite « formelle ». La vérité alors interrogée dans ce travail est formelle : on s’attache à montrer ce qui rend un raisonnement « valide », concluant, indépendamment de sa correspondance avec le réel. Ainsi le raisonnement « Tous les hommes sont blonds. Or, Socrate est un homme. Donc Socrate est blond » est un raisonnement valide, vrai formellement mais faux en réalité. Ainsi la démonstration ne permet pas toujours l’accès à la vérité et donc de posséder un savoir mais elle reste un outil incontournable pour tenter de la trouver. L’autre limite, importante à souligner, est le recours à l’expérience et les autres moyens d’accès à la vérité. En effet, dans les divers raisonnements, les propositions de départ doivent être vérifiées par l’expérience, ce qui revient alors à sortir du raisonnement. La démonstration doit donc être soutenue et confirmée par l’expérience. D’autres moyens, sans être démonstratifs, tel que l’intuition, issue de notre conscience ou encore l’argumentation peuvent se mettre au service de l’homme pour l’aider dans sa quête de savoir. Ainsi la démonstration semble être nécessaire mais ne serait pas l’unique source de connaissances.

L’interprétation est un autre élément permettant l’accès au savoir, elle est différente de la démonstration. En effet, elle se présente comme une démarche de compréhension, c’est-à-dire une recherche de sens, appelée aussi « herméneutique ». L’interprétation cherche un sens caché, un sens qui n’est pas donné directement et que nous devons trouvé par l’analyse de signes : « Interpréter signifie trouver un sens caché » Freud, Introduction à la psychanalyse, 1917. Dilthey défini la compréhension comme étant un « processus par lequel nous connaissons quelque chose de psychique à l’aide des signes sensibles. » Elle s’oppose à la démonstration car elle parait davantage subjective. Dans les sciences naturelles, les faits doivent être interprétés, en effet, les lois recherchées sont des produits de la raison, d’un esprit à l’œuvre dans le réel, pas toujours visibles. Il faut alors interpréter les faits qui ne parlent pas d’eux même. Cependant l’interprétation peut être mauvaise, elle est subjective et indémontrable, on ne peut prouver sa validité. Bien que l’interprétation puisse être une source de connaissance, elle semble davantage instable par rapport à la démonstration qui parait plus objective. Dans son travail sur les rêves, Freud met en évidence le mécanisme de refoulement et de résistance qui empêche le rêveur de comprendre le vrai sens de son rêve. Il faut donc user de l’interprétation pour atteindre les connaissances de l’inconscient. En interprétant nos rêves, nous découvrons leur vrai sens, lequel est un désir refoulé. L’interprétation peut paraitre arbitraire car rien ne la fonde véritablement, ainsi la vérité obtenue est incertaine. Il n’y a pas de moyens de prouver qu’une interprétation est vraie ou fausse.

 

La démonstration serait alors le meilleur moyen pour savoir, car bien que nous ne puissions être certain de la conclusion posée comme étant une vérité, nous pouvons être sûr de la non-validité d’un raisonnement démonstratif, de la théorie en la réfutant. Karl Popper parle de réfutabilité ou de falsifiabilité des théories scientifiques. Une théorie irréfutable n’est donc pas une théorie indiscutablement vraie mais simplement une théorie non scientifique, quand bien même elle serait vraie par ailleurs, c’est-à-dire conforme aux faits observés. Ainsi, pour Popper, l’interprétation n’est pas une source de savoir, il prône l’importance de la démonstration dans la recherche de connaissances. On peut donc dire qu’une théorie scientifique, qui utilise le raisonnement démonstratif, est vraie même si cela n’est pas définitif. Une vérité scientifique, une connaissance vaut comme telle jusqu’à la prochaine réfutation. Popper s’oppose ici à Freud et dénonce la subjectivité de l’interprétation, qui ne serait pas un moyen d’acquérir un savoir. La démonstration est davantage rigoureuse et fiable, l’homme peut s’appuyer dessus et développer ses connaissances. La réfutation n’est pas un échec pour Popper, la théorie a prouvé qu’elle était scientifique et qu’elle tentait d’être une connaissance. Il faut la garder en mémoire, car elle décrit d’une mauvaise façon des phénomènes inconnus, que l’on ne parvient pas à expliquer. Elle fournit au moins une indication négative sur la façon de les décrire.

Le raisonnement démonstratif s’appuie comme nous l’avons évoqué, sur des éléments que l’homme considère comme vrai sans pour autant les remettre en question. Si l’un des éléments requis pour démontrer quelque chose est faux, alors il détruit le raisonnement, ce dernier étant biaisé. En prenant des éléments tels des postulats, axiomes ou autres comme vrai, la démonstration ne peut pas toujours aboutir à la conclusion voulue, de ce point de vue la démonstration reste fragile et incertaine bien qu’elle apporte, dans certaines mesures, des connaissances. En effet, pour démontrer une vérité dans le domaine de l’optique, on peut être amené à utiliser des outils de mesure tel que le cathétomètre par exemple. Ce dernier étant un instrument d'optique permettant des visées précises. Il permet de mesurer la distance verticale entre deux points. L’homme le considère comme vrai, comme fiable et peut ainsi se baser sur cet outil afin de prouver quelque chose comme le souligne Duhem. Il s’appuie sur des connaissances qu’il considère comme vrai, il prend pour acquis ce que constitue le cathétomètre, il fait confiance à l’outil qui résulte lui-même de nombreuses démarches scientifiques pour sa conception. C’est cette confiance dans ces éléments qui peut rendre la démonstration potentiellement fausse. Duhem met en exergue ces propos par le biais de sa thèse holiste. Le holisme se définit globalement par la pensée qui tend à expliquer un phénomène comme étant un ensemble indivisible, la simple somme de ses parties ne suffisant pas à le définir.

La démonstration est une réelle source de connaissance, consciente de ses failles mais cherche toujours à se sublimer. La conclusion tirée de la démonstration peut être vraie ou non même si dans les faits elle est considérée comme étant vraie. La démonstration apporte alors un savoir partiel. En effet l’homme sait plus qu’avant sans pour autant savoir réellement. La démonstration, pour Auguste Comte, ne permet pas d’obtenir un savoir car ce dernier est toujours en fuite, il ne peut être pleinement saisit. La démonstration c’est prévoir, c’est-à-dire concevoir, considérer comme probable, envisager ou imaginer un événement futur. Il est nécessaire d’utiliser la démonstration afin d’anticiper, faire des calculs vérifiables pour ne pas rester dans l’ignorance mais il serait prétentieux de dire que l’on peut savoir. Ainsi il est possible de prévoir le plus précisément possible afin de se rapprocher davantage vers le savoir : « Action d’où prévoyance, prévoyance d’où action » August Comte, Leçon sur le positivisme. La démonstration offre à l’homme la possibilité de se rapprocher du savoir même si elle n’y parvient pas toujours. L’homme ne peut prendre pour acquis la validité de certaine conclusion d’un raisonnement démonstratif, cette dernière n’étant pas toujours vraie. Le savoir est donc difficile d’accès, car la démonstration, étant l’un des meilleurs moyens pour s’en rapprocher, ne permet pas de le maitriser. Ainsi l’Homme prévoit plus qu’il ne sait ; par la démonstration, il s’affranchit de l’ignorance mais ce n’est pas pour autant qu’il maitrise les savoirs.

 

Pour conclure, il est nécessaire de démontrer pour savoir, la démonstration sert à savoir davantage sans pour autant savoir réellement. C’est pourquoi, pour certains, la démonstration sert à prévoir plus qu’à savoir. Elle reste le meilleur moyen pour se rapprocher du savoir malgré ses nombreuses failles. Cependant ces dernières sont moindres par rapport aux autres moyens tel que l’interprétation qui sont davantage subjectifs et incertains. La démonstration, plus concrète, offre des conclusions, celles-ci peuvent être vraies ou fausses. Cependant la conclusion de ce raisonnement démonstratif est considérée comme vrai jusqu’à réfutation. C’est pourquoi l’homme se rapproche du savoir sans pour autant le maitriser. Les diverses lacunes que possède la démonstration rendent la conclusion de celle-ci incertaine malgré ses efforts rigoureux.

 

Sacha Nizet