Frontières: les territoires de l’informel


 
Auteur : Jose FontanoLigne de crédit : Unsplash

Auteur : Jose Fontano

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Pour écouter notre interview à ce sujet, cliquez ici : LES FRONTIÈRES : TERRITOIRE DE L'INFORMEL - Euradio

Depuis 1991 et la chute de l’URSS et de ses satellites, plus de 27 000 kilomètres de frontières politiques ont été tracées, majoritairement en Europe et en Asie centrale. Ainsi pouvons-nous aujourd’hui compter près de 250 000 kilomètres de frontières à travers le monde, dont 40 000 kilomètres de frontières « fermées ». Ces mêmes frontières dites « fermées » s’opposent dès lors par leur protectionnisme contre les flux migratoires certes, mais pas uniquement. En effet, la fermeture des frontières est corrélée au refus d’une multitude de flux généralement jugés indésirables par le pouvoir en place. Or les flux dits « informels » - qui échappent aux cadres normatifs - ne cessent pas pour autant d’exister et vont jusqu’à fonder de véritables territoires de l’informel. Rappelons que la notion d'informel est née dans les années 1970 à propos de l’Afrique subsaharienne, et a été développée par Milton Santos dans sa thèse, L'espace partagé : les deux circuits de l'économie urbaine des pays sous-développés (1975), avant de se faire une place dans les débats économiques dès 1972 à la suite des travaux de l’anthropologue anglais Keith Hart qui remarquait de nombreuses rémunérations des populations urbaines du Ghana ne dérivant pas de l’économie formelle mais étant issues d’activités extérieures, légitimes ou non. Les flux informels correspondraient ainsi à l'ensemble des échanges échappant aux cadres normatifs entre différents agents économiques, les frontières étant évidemment un lieu de prédilection de ces flux. Espace d'épaisseur variable allant de la ligne imaginaire à une zone particulière, à la fois point de jonction et de regroupement des territoires, les frontières représentent une multitude de possibilités, tout aussi bien sur le fond que sur la forme en vertu d’un contexte spatio-temporel particulier. Dès lors, un exemple des plus marquants serait de comparer la forme et le fond de la frontière des pays européens signataires de la convention de Schengen – représentée par un simple panneau ou par les vestiges d’anciens postes frontières n’étant plus qu’une limite politique et juridique promulguant toutefois une libre circulation des personnes et des biens – ainsi que la forme et le fond de la frontière des deux Corées qui quant à elle est solidement et militairement représentée par un no man’s land dont la traversée n’est que très rarement permise.
Dès lors, les territoires particuliers que représentent les frontières forment également la possibilité d’un territoire de l’informel où deux juridictions et politiques différentes se font face, parfois s’embrasent et d’autres fois s’embrassent dans un développement du territoire propre à la seule caractéristique frontalière.

 Si notre approche du cas particulier de la frontière sera majoritairement confinée aux phénomènes économiques qu’elle engendre, nous soulignerons toutefois brièvement la dimension migratoire dont elle fait inéluctablement l’objet dans sa particularité – bien que nous n’aurons pas le temps de nous y attarder dans cet article – participant de fait au développement économique des zones frontalières. Rappelons que l’immigration informelle - dites illégale - est l’entrée illégale, illicite, ou discrète d’un individu sur un territoire national étranger n’ayant pas réalisé les formalités attendues. Ces migrations sont relatives au franchissement de frontières fermées aux migrants qui voudraient pour la majorité du temps se rendre dans un pays à plus haut niveau de vie. Les frontières peuvent ainsi se matérialiser par des murs fictifs mais aussi réels là où les discontinuités de vie sont les plus élevés comme entre le Mexique et les États Unis ou entre le Zimbabwe et le Botswana, mais également là où les relations politiques sont tendues comme entre Israël et le Territoire Palestinien ou entre les deux Corées. Par l’intensification des migrations informelles, les frontières se sont complexifiées, voire solidifiées. Dans un contexte actuel d’intensification des migrations, les restrictions aux migrations se multiplient et, dans ce cas, amènent les frontières à jouer leur rôle traditionnel de frein à cette migration en développant des points de contrôle de plus en plus techniques et sophistiqués.

 Les flux informels commerciaux quant à eux, englobent les produits légaux et illégaux n’étant pas intégrés pas des lois de l’Etat. Ainsi, si le trafic de drogues par exemple est illégal et informel, des flux d’olives provenant d’Espagne et n’étant pas déclarés se trouvent tout autant informels. Si l’on assigne fréquemment le commerce informel à des pays en voie de développement, il n’en résulte pas pour autant d’une incrimination gratuite. En effet, la faiblesse des appareils d’états, les situations de crises sociales ou politiques et le contexte économique d’un territoire sont en relation directe avec la prolifération de l’économie informelle. Dès lors, l’état n’étant plus en mesure de contrôler les échanges informels se trouve alors surpasser par une expansion massive de cette activité économique qui lui échappe. En-dehors des seules considérations du grand banditisme, il est nécessaire de rappeler que l’économie informelle constitue une ressource palliative pour les habitants des territoires où le commerce informel prend place. En effet, celui-ci ne suppose pas de connaissances spécifiques des circuits économiques mais peut bénéficier, à plus ou moins grande échelle, à une partie de la population résidante qui, par leurs savoir-faire individuels ou collectifs leur permet – bien souvent au détriment du reste de la population - de profiter de ce contexte de crise, ou du moins de le détourner afin d’améliorer leurs conditions de vie. Dès lors, l’économie informelle peut se faire économie de substitution aux défaillances étatiques, économie de survie contre la précarité.

 Cette situation toute particulière de la frontière bénéficiaire des flux informels peut ainsi être placée sous le concept d’antimonde. Défini par Roger Brunet en 1997 comme « le monde des lieux qui nient le monde mais qui en sont inséparables », il s’agit de « trous noirs » qui semblent nuire au système, vivre à ses dépens tout en y étant intrinsèquement liés. La notion d’antimonde est très proche de celle de « zone grise » qui selon Gaïdz Minassian est « un espace - avec ou sans clôture - de dérégulation sociale, de nature politique ou socio-économique de taille variable essentiellement terrestre et dépendant d’un État souverain dont les institutions centrales ne parvienne pas - par impuissance ou par abandon- à y pénétrer pour affirmer leur domination, laquelle est affirmée par les micro-autorités alternatives ». L’antimonde renvoie ainsi à l’idée de perte de contrôle par le pouvoir central au sein d’une portion de l’espace géographique, marquée par une plus ou moins grande insécurité.

 Comme nous avons commencé à l’introduire, la frontière semble ainsi avoir quelques prédispositions à s’ancrer dans une potentielle géographie de l’informalité, cette dernière rendant possible certaines formes de flux informels comme le démontrent de nombreuses villes-frontières d’Europe de l’Est. Les pays d’Europe de l’Est et centrale s’affirment fournisseurs de femmes (abusées ou volontaires) vers l’Europe de l’Ouest alors que l’Albanie et l’ex-Yougoslavie sont des pays de transits où s’installent des clubs, établissements de prostitution et de nombreux commerces illégaux. Le commerce du sexe à la frontière de la République tchèque avec l’Allemagne et l’Autriche suit ainsi cette même dynamique. En effet, à la suite de la disparition du bloc soviétique, les zones frontalières tchèques se sont peu à peu pavées d’établissements de prostitution en réponse à la demande de certains frontaliers allemands et autrichiens adeptes de la désormais célèbre « route du sexe ». Les écarts de salaires et de législations entre la Tchéquie et le couple Allemagne-Autriche laissent ainsi libre cours à une véritable économie informelle fondée sur un tourisme sexuel par lequel chacune des populations trouve son bénéfice économique : si le montant du salaire mensuel brut moyen en République tchèque s’élève à 26 480 couronnes (980 euros), il est du côté allemand de 3.209 euros bruts.

 La frontière juxtapose ainsi des règles de droits différenciées. Les habitants des bordures peuvent jouer sur les règles et droits selon les situations tout en faisant preuve d’adaptation. Dès lors, ce qui n’est pas toléré – aussi bien légalement que moralement - à un endroit peut l’être à moins d’un petit kilomètre de là; en témoigne la réglementation du cannabis entre l’Allemagne et les Pays-Bas : si la détention de cannabis en Allemagne est passible d’une peine d’emprisonnement de cinq ans, il est tout à fait légale d’en acheter aux Pays-Bas. De fait, la frontière se fait possibilité de transgression des normes admises dans un territoire.

 Les frontières facilitent les flux informels, tandis que les échanges de flux informels participent au développement du territoire frontalier, soumettant l'idée de réciprocité des avantages de ces interactions. Dès lors, il est intéressant de remarquer cette double interaction au cours de laquelle certaines zones frontalières développent un espace géographique de l’informel avant d’être elles-mêmes développées par l’économie informelle. De fait, si nous remarquions précédemment le lien entre le développement de l’économie informelle et la défaillance des appareils d’état, il nous faut alors constater que la prolifération du commerce informel n’est pas inéluctablement indésirable pour l’Etat en question, et c’est par ailleurs ce que semble affirmer Michel Foucault qui, dans Dits et écrits émet l’idée selon laquelle « Tout dispositif législatif a ménagé des espaces protégés et profitables où la loi peut être violée, d’autre où elle peut être ignorée, d’autres enfin où les infractions sont sanctionnées ». Il serait alors intéressant de rapprocher cette thèse foucaldienne aux considérations de Roger Brunet qui décrivait « la ceinture rouge aux reflets dorés de stupéfiants trafics » en référence aux nombreux paradis fiscaux et zones franches que constituent les territoires insulaires. En effet, l’insularité s’ancre comme un avantage certain au développement de l’économie informelle par sa situation géographiquement et juridiquement enclavée face aux zones continentales, ses avantages maritimes prédicateurs d’une pluralité de voix d’accès et de transports pouvant bénéficier d’une certaine discrétion face aux contrôles des marchandises, tout cela mêlé à un tourisme permettant de blanchir l’argent.

 Si nous avons pu voir préalablement que les populations pouvaient se faire bénéficiaires des activités et flux informels - dans un contexte d’économie de subsistance ou non - il nous faut également remarquer que les flux informels agissent sur le développement urbain des zones frontières. Ainsi l’ouvrage Mondes et places du marché en Méditerranée. Formes sociales et spatiales de l'échange de Franck Mermier et Michel Peraldi nous expose le cas de la ville de Chtaura. Située dans la Bekaa libanaise et ayant profité de sa proximité avec la Syrie et des différents conflits afin de développer une économie informelle fondée sur le commerce transfrontalier de biens marchands et de capitaux, celle-ci s’est vue devenir l’une des places centrales du commerce transfrontalier libanais, entraînant de fait une hausse de la densité de sa population, et l’implantation de nombreuses sociétés cette fois-ci formelles telles que les banques, bureaux de changes, grandes firmes transnationales, galeries marchandes, services etc. Dès lors, ces nouvelles capitales frontalières bénéficient directement de l’essor de l’économie informelle des échanges transnationaux, permettant finalement une transition par laquelle l’économie informelle n’est qu’une étape dans le développement d’une économie se formalisant peu à peu.

 Les flux informels se divisent ainsi en une multiplicité de domaines et agissent sur divers secteurs régionaux, nationaux et internationaux, aussi bien politiques, qu'économiques et sociaux. De même, si les frontières sont attractives pour les flux informels, ces derniers agissent eux-mêmes sur le développement des frontières. Ainsi, les zones frontalières continentales mais également insulaires font office de lieu de prédilection des activités et des flux informels par le biais d’avantages comparatifs les distinguant des territoires centraux.

Yoann STIMPFLING