Art et esprit absolu : introduction à la philosophie de l’art dans le système hégélien.


Laocoon. Seconde moitié du IIe siècle avant J.-C. Art hellénistique. Ronde-bosse en marbre. (Musée Pio Clementino, Cité du Vatican.)

Crédit image: Frank Eiffert

 

C’est dans le troisième volume de l’Encyclopédie des sciences philosophiques – traitant de la philosophie de l’esprit – et plus précisément dans la troisième section de ce volume consacré à « L’esprit absolu » que Hegel développe ses pensées sur la fonction de « L’art » au sein d’un chapitre éponyme. Cela étant, il est à remarquer que le positionnement de ce chapitre est lui-même révélateur de la conception hégélienne de l’art. En effet, « L’art » est le premier thème abordé dans cette partie consacrée à l’esprit absolu, premier thème qui aura pour suite celui de « La religion révélée » puis de « La philosophie ». Et pour cause, le traitement hégelien de l’art s’insère dans une trajectoire visant à atteindre l’esprit absolu. Cela étant, si le traitement hégélien de l’art pourrait être envisagé au moyen des cours donnés par Hegel sur l’Esthétique entre 1818 et 1829, il s’agira, dans ce bref article introductif à la philosophie de l’art chez Hegel de se pencher plus rigoureusement sur son traitement de l’art dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques. Et pour cause, la partie consacrée à l’art dans l’Encyclopédie n’est pas une fin en soi, mais un moyen, une étape par laquelle Hegel tente de s’acheminer vers l’esprit absolu en faisant de l’art sa première manifestation.
Si la réflexion sur l’esthétique apparaît dès 1750 chez Baumgarten, c’est surtout en réponse aux réflexions de Diderot et de Kant que Hegel s’emploiera à tracer sa propre philosophie de l’art. En effet, si Diderot a ouvert la voie à une étude objective du beau afin de le faire sortir du relativisme, il n’en demeure pas moins que ce dernier reste confiné à l’imitation de la nature qui, elle-même est considérée comme supérieure à l’art. Or, la philosophie allemande s’emploiera à l’étude du beau en tant que tel, autrement dit, au processus par lequel l’esprit pénètre une forme sensible afin de se manifester. Pour autant, Hegel refuse la solution kantienne de la Critique de la faculté de juger consistant à faire du beau une catégorie du jugement selon la formule : « Est beau ce qui plaît universellement et sans concept ». Cela étant, à partir de Kant, Hegel s’intéressera tout particulièrement aux rapports entretenus entre le sensible et le spirituel, autrement dit, au rapport entre le particulier et l’universel. Ainsi, Hegel soutient la thèse selon laquelle l’art n’est autre qu’une pénétration de l’esprit dans la forme. Or, l’art étant également défini dans l’Encyclopédie comme un « savoir » et sa figure étant celle de la « beauté », il en résulte que ce savoir, s’il est connu permettrait de s’approcher de l’esprit qui est à l’œuvre dans le beau. Dès lors, l’art – le beau – étant une pénétration de l’esprit dans la forme sensible dont la manifestation est visible par l’homme, Hegel cherche par cette philosophie de l’art à étudier l’esprit absolu.
Cela étant, le présent article visera à l’étude du lien entre art et esprit absolu en interrogeant dans quelle mesure l’art représente-t-il une première étape dans la quête hégélienne de l’esprit absolu ?
En conséquence de cette interrogation, il s’agira d’étudier indépendamment et collectivement chacun des paragraphes se trouvant dans la partie consacrée à l’art au sein de la troisième section de la philosophie de l’esprit. En effet, il s’agira de démontrer que la structure argumentative propre à cette partie a pour vocation d’étudier l’art comme constitutive d’une étape devant s’acheminer vers l’esprit absolu.

 

§556

        Dans le premier paragraphe de l’Encyclopédie des sciences philosophiques consacré à « L’art », Hegel affirme que « la figure de ce savoir » est « immédiate » et qu’il s’agit là du « moment de la finitude de l’art ». Si nous pourrions être tentés, à première vue, de définir l’art comme un « savoir » au sens propre, il n’en demeure pas moins que ces deux notions – l’art et le savoir – divergent car l’art est avant tout « figure de la beauté ». Cela étant, il sera de bon aloi de s’accorder avec la formulation de Jean-Louis Vieillard-Baron qui dans Esthétique de Hegel écrit :

« L’art est expression de l’Idée absolue dans la figure de la Beauté ; cette expression est donc expression du sujet comme Tout, comme le vrai dans la forme du Tout, à savoir la vérité ».

 Ainsi, l’art, n’est pas à proprement parler un savoir mais une expression, une forme de l’Idée absolue donnant lieu à une vérité atteinte dans la figuration par le biais de l’intuition sensible. Dès lors, la « finitude de l’art » consiste à l’atteinte de cette vérité par le moyen de la figuration ; elle vise à donner à l’Idée absolue la figure dans laquelle se manifester sensiblement.
Cela étant, « la figure de ce savoir » est considérée par Hegel en deux parties distinctes et pourtant liées. Dans un premier moment, Hegel met en relation l’œuvre – en tant que production artistique – l’artiste – en tant que créateur qui produit l’œuvre – et le spectateur – le sujet spectateur qui l’intuitionne et la vénère – tout en considérant l’immédiateté de la figure de l’art. Dès lors, si la figure de l’art est immédiate, il semblerait que ces trois instances n’aient pas d’existence propre dans l’art considéré comme un phénomène total. Ainsi, la figure de l’art n’est autre qu’une forme de l’esprit absolu dont l’Idée vient s’immiscer en tant que réalité effective par l’intermédiaire de l’intuition sensible.
Dans un second moment « la figure de ce savoir » est définie comme « la figure de la beauté ». Plus précisément, Hegel affirme que « la figure de ce savoir » est « intuition et représentation concrète de l’esprit en soi absolu comme de l’idéal ». Si l’idéal peut s’entendre dans le sens kantien de la Critique de la faculté de juger (§17) comme « la représentation d’un être singulier en tant qu’adéquat à une Idée », la représentation signifie la possibilité d’un objet de se donner à son sujet tandis que l’intuition est le premier stade de la vérité et que « l’esprit en soi absolu » signifie la vérité encore méconnue du caractère de l’esprit. Ainsi, la « figure de ce savoir », la figure de l’art, permet la représentation de l’esprit absolu, ou plus précisément, est un premier pas vers l’esprit absolu. L’art permet alors, non la connaissance directe, mais une approche de l’esprit absolu. L’esprit subjectif créé la figure concrète de l’œuvre d’art en reproduisant la seconde nature du monde. En effet, le signe étant arbitraire et représentation, n’a aucun sens. Œuvre de l’esprit, d’une intelligence, il réunit l’extériorité du sensible et du sens ; autrement dit, il est objet sensible animé de sens. Ainsi, « l’esprit imaginant » transforme la « figure concrète » afin de lui donner un sens et c’est pourquoi l’œuvre d’art n’est pas « savoir », ou connaissance, mais « figure de la beauté ». Dès lors, la place de l’intuition dans le processus de l’art pose la question de cette « immédiateté naturelle » en tant que « signe de l’Idée ». Cependant, les propos de Hegel semblent soulever une autre problématique, bien plus générale, à savoir : comment l’œuvre d’art peut-elle, dans sa singularité, se faire « représentation concrète de l’esprit en soi absolu » ? En effet, la « figure de la beauté » est une, or, les individus sont multiples. Dès lors, comment la beauté, dans son caractère universel, peut-elle s’incarner dans une unité ?

 

§557

        A la question par laquelle nous concluions le §556, Hegel semble proposer une réponse dans le §557. En effet, il affirme que:

« l’extériorité sensible attachée au beau, la forme de l’immédiateté comme telle, est en même temps déterminité-du-contenu, et le dieu, avec sa détermination spirituelle, a en même temps en lui encore la détermination d’un élément ou être-là naturel ».

Ainsi, si cette « forme de l’immédiateté » est « déterminité-du-contenu », elle est également « dieu », créant de fait une double influence. Dès lors, le « contenu » étant défini comme « dieu », Hegel sous-entend que la forme a quelque chose de religieux émanant de l’esprit absolu vers la figure sensible. Si l’art n’est pas uniquement religieux, en tant qu’il possède une certaine autonomie, le religieux exerce néanmoins une certaine influence sur l’art. L’« unité […] de la nature et de l’esprit » désignée comme « unité immédiate » ou « forme de l’intuition » témoigne de l’étroite intéraction du sensible et du spirituel. En effet, si pour Hegel l’art du beau exclut la nature en tant que telle, il n’en demeure pas moins que l’art, prenant place dans le sensible, ne peut se passer de la nature comme socle, et c’est pourquoi d’ailleurs l’art n’est qu’une approche de l’esprit absolu, un premier pas vers lui. Tout comme l’affirme Hegel, l’ « unité » est « unité immédiate » et non pas « unité spirituelle » car l’art ne peut s’émanciper de sa forme sensible: on ne peut évacuer « l’[être] naturel » car le « contenu spirituel » ne peut, dans l’art, se suffire à lui-même ; il a besoin du contenu naturel. Cela étant, dans cette relation entre le naturel et le spirituel se dessine la réponse à l’incarnation de la beauté dans une unité permettant d’atteindre l’universel. En effet, Hegel écrit que :

« suivant le côté subjectif, la communauté est bien une communauté éthique, parce qu’elle sait son essence comme essence spirituelle, et que sa conscience de soi et effectivité est en cela élevée à la liberté substantielle ».

Si la subjectivité artistique de chaque individu empêche nécessairement que « la figure de la beauté » s’achemine vers l’universalité, Hegel sauve l’art du relativisme en le plaçant du côté de la communauté et non plus de l’individu. Pour cela, il définit la communauté comme une « communauté éthique » régie par la morale et les mœurs constitutives des relations intersubjectives ; autrement dit, comme une communauté normative placée sous l’égide de l’effectivité. Or, si la communauté est « communauté éthique », alors, la morale et les mœurs qui lui sont constitutives sont nécessairement variables historiquement et géographiquement. Or, la morale et les mœurs étant variables, s’introduit dès lors la religion et l’esthétique religieuse hégelienne. En effet, le religieux transforme la figure sensible de l’art, comme en témoigne la référence de Hegel au « dieu, avec sa détermination spirituelle ». L’art, évoluant historiquement, il évolue de fait au gré de la religion – tout comme la religion évolue en fonction de l’art – et cela conformément à l’ « essence spirituelle » de chaque peuple – celle-ci n’étant autre que la religion elle-même. Or, Hegel affirme :

« Mais, affecté d’immédiateté, la liberté du sujet est seulement coutume éthique, sans l’infinie réflexion en soi, sans l’intériorité subjective de la conscience (morale) ; c’est d’après cela que sont aussi déterminés, dans un développement ultérieur, la dévotion et le culte de la religion de l’art et du beau »

. Ainsi, la « liberté substantielle » est à comprendre dans son rapport à la « coutume éthique » dont Hegel parlait d’ores et déjà au §485 à propos du contenu de la liberté :

« lorsque le contenu est libéré de l’impureté et de la contingence qu’il a dans le sentiment pratique ainsi que dans la tendance, et qu’il est également, non plus dans la forme de ceux-ci, mais dans son universalité, intégré de façon formatrice à la volonté subjective comme son habitude, sa disposition intérieure et son caractère, il est en tant que coutume éthique ».

Cela étant, la « liberté substantielle » se dirige, dans son intégration à « la volonté subjective » vers l’habitude qui va ainsi former la possibilité d’une universalité du beau, et donc mener à « la dévotion et le culte de la religion de l’art et du beau ». Autrement dit, il y a création de normes par la morale et les mœurs qui détermineront à la fois l’artiste producteur, l’œuvre produite, et le spectateur de cette production. Ainsi, la norme artistique proposée par Hegel n’est pas de l’ordre de l’idéal, mais bien de l’effectivité en tant que cette dernière est incorporée dans les mœurs d’une communauté et donne lieu à une véritable pratique de l’art et de sa religion par l’intermédiaire de la « dévotion » et du « culte ». De même, si Hegel parle d’une « religion de l’art et du beau », nous pouvons dès lors distinguer la place de l’art en tant que première marche, première possibilité d’entrevoir l’esprit absolu, par l’intermédiaire des figures sensibles, bien que demeure inférieur à la religion et à la philosophie.

 

§558

        L’art suppose, comme nous l’annoncions déjà précédemment, un rapport d’interaction entre le spirituel et le naturel. C’est ce que continue d’affirmer Hegel dans le §558 :

« L’art n’a pas seulement besoin, en vue des intuitions qui sont à produire par lui, d’un matériau extérieur donné, auquel appartiennent aussi les images et représentations subjectives, mais, pour l’expression de la teneur spirituelle, aussi des formes données de la nature, quant à leur signification, que l’art doit [nécessairement] pressentir et avoir en sa possession ».

En effet, si l’art s’inscrit au sein d’une communauté éthique, il n’en demeure pas moins que ce dernier nécessite, en tant que figure sensible, « des formes données de la nature ». Ainsi, la nature permet de donner un matériau sensible à la représentation artistique ; matériau sensible dont la « signification » doit être élevée à l’universel dans le cadre de cette communauté éthique. Dès lors, la clef de ce processus, de ce passage du naturel au spirituel, semble se trouver dans l’imagination élevant le signe à l’universel. Hegel poursuit en affirmant que :

« Parmi les configurations, l’humaine est la plus haute et la vraie, parce que c’est seulement en elle que l’esprit peut avoir sa corporéité et, par là, son expression intuitionnable ».

Ainsi, Hegel semble se référer à l’art classique dans lequel la sculpture de corps humains permet la parfaite configuration du corps et de l’esprit, du naturel et du spirituel à partir de la normativité et de l’habitude. Le corps humain étant une figure sensible connue de tous, celui-ci est nécessairement, par l’habitude, le lieu propice à l’intuition qui, reconnaissant le corps, vient le signifier plus facilement de son « expression intuitionnable ». Par conséquent, Hegel déclare que :

« On règle par là le cas du principe de l’imitation de la nature dans l’art, au sujet de laquelle aucune entente n’est possible avec une opposition aussi abstraite, tant que l’[être] naturel est pris seulement en son extériorité, non pas comme forme naturelle riche de sens, caractéristique, signifiant l’esprit ».

Ainsi, en s’opposant à Kant, Hegel considère que l’art ne doit pas être pure imitation de la nature mais mise en signe. Dès lors, l’art se compose à la fois du naturel et du spirituel, celui-ci ne pouvant s’exonérer de l’un ou de l’autre. Ainsi, la nature est condition d’accessibilité au spirituel par l’intermédiaire des signes qui ne sont autres que la manifestation de l’esprit. Cela étant, l’art – en tant que forme de l’Idée – est une première marche menant à la révélation de l’absolu par le moyen de son « expression intuitionnable », dont la continuité, chez Hegel, se trouvera dans la religion et la philosophie. De fait, cette conception de l’art en tant que forme de l’Idée permet également de comprendre que, si l’art a besoin de la nature afin d’y trouver un fondement sensible, il n’en demeure pas moins que l’art est supérieur à cette même nature et qu’il ne peut uniquement agir par imitation. Quelque chose d’autre doit se manifester dans l’art, un élan de liberté se détachant de la seule nature, autrement dit, l’Idée provenant de l’esprit.

 

§559

        Or, comme l’affirme Hegel au §559 :

« L’esprit absolu ne peut pas être explicité dans une telle singularité de l’activité de configurer ; l’esprit de l’art du beau est, pour cette raison, un esprit-d’un-peuple-borné, dont l’universalité étant en soi, en tant qu’il y a progression vers la détermination plus poussée de sa richesse, se décompose en une pluralité de divinités indéterminée ».

Dans sa présentation de l’Encyclopédie Bernard Bourgeois définit l’esprit absolu comme « le savoir (au sens général du terme) réel adéquat de l’Idée absolue du réel ». En effet, l’esprit objectif s’inscrit dans des bornes spatio-temporelles qui le sépare de l’esprit en tant que tel et c’est pourquoi il lui faut totaliser le monde idéalisé dans l’art afin de se diriger vers l’esprit absolu. L’esprit absolu – en tant qu’esprit totalisant – advient par l’intermédiaire de « l’esprit de l’art du beau » qui est, de fait un « esprit-d’un-peuple-borné » contenant « l’universalité » « en soi ». Or, si l’universalité est définie comme l’en soi de cet « esprit-d’un-peuple-borné », alors, celle-ci doit être développée car sa réalité est encore méconnue. C’est là que se trouve le but de l’art : l’en soi – en tant que contenu réel non révélé – doit prendre conscience de soi par l’intermédiaire du pour soi qui permet à l’homme la connaissance de sa vraie nature pour se l’approprier par la révélation du contenu effectif. Ainsi, la vérité de l’Esprit est en soi et pour soi. Les hommes doivent prendre conscience de leur nature humaine à travers une totalité objectivante avant de s’adonner à l’universalisation subjective de l’objet. Cela étant, l’art est partagé entre l’esprit objectif et l’esprit absolu par le lien entre l’esprit et la nature, le spirituel et le naturel. Or, comme l’explique Bernard Bourgeois, le « contenu spirituel » et le « matériau naturel » sont « finis » et « contredisent l’esprit infini dont ils doivent médiatiser la réalisation ». Cette finitude explique dès lors l’emploi de l’expression d’un « esprit-d’un-peuple-borné », cet esprit « dont l’universalité ne peut se déterminer que dans une pluralité d’incarnations singulières, à savoir à travers un polythéisme ». Cela étant, nous comprenons mieux pourquoi Hegel évoque la décomposition « en une pluralité de divinités indéterminés ». Ainsi, Hegel parle de l’art classique, celui des Grecs qu’il considéra comme l’apogée de l’art. A partir de ces considérations, Hegel définit la beauté comme « pénétration de l’intuition ou de l’image par le spirituel ». Autrement dit, la spirituel et le naturel se mêlent dans et par « l’esprit-d’un-peuple-borné » en tant que communauté éthique régie par la normativité faisant de l’œuvre « quelque chose de beau et une œuvre d’art ».

 

§560

        Le §560 de l’Encyclopédie s’attache à l’explication de la création artistique en tant qu’œuvre partagée entre l’artiste et le « dieu ».

« L’unilatéralité de l’immédiateté attachée à l’idéal contient l’unilatéralité opposée, [à savoir] qu’il est quelque chose de fait par l’artiste ».

En effet, le « dieu » n’est pas seul dans la réalisation de l’œuvre d’art car l’artiste lui-même joue un rôle important. Cela étant, l’artiste ne peut être nié dans l’œuvre d’art et c’est en cela que « le sujet est ce qu’il y a de formel dans l’activité ». Aussi, l’œuvre ne peut être que spirituelle, car elle n’est l’œuvre de dieu que « quand aucun signe de particularité subjective ne s’y trouve, et quand, au contraire, la teneur essentielle de l’esprit qui l’habite s’y est fait concevoir et naître sans aucune immixtion et sans être souillée par la contingence d’une telle immixtion ». En effet, pour que l’œuvre artistique soit le seul fruit du spirituel, il faudrait que l’individu s’efface totalement, en supprimant toute « particularité subjective » afin d’offrir le champ libre au spirituel. Or, rappelons que l’expérience artistique s’inscrit dans l’esprit d’un peuple, qu’il s’agisse de l’artiste, de l’œuvre d’art ou encore du spectateur et qu’ainsi, le génie artistique n’est autre qu’une subjectivation de la normativité propre à la communauté éthique dans laquelle il s’inscrit et qui façonne ainsi l’esprit objectif dans une œuvre. Cela étant, Hegel ajoute :

« Mais, en tant que la liberté ne fait que progresser jusqu’à la pensée, l’activité remplie de cette teneur immanente, l’inspiration de l’artiste, est comme une puissance étrangère en lui, en tant qu’un pathos sans liberté ; l’activité productrice a, attachée à elle-même, la forme d’une immédiateté naturelle, appartient au génie en tant que ce sujet particulier-ci – et elle est, en même temps, un travail opérant avec un entendement technique et des extériorités mécaniques ».

Ainsi, lorsque Hegel parle de l’« inspiration de l’artiste », il faut entendre cette inspiration comme l’esprit du peuple traversant l’artiste pour s’introduire dans l’œuvre. Il n’en demeure aps moins que l’artiste a une place importante en tant que sujet, car outre le fait de permettre à l’inspiration de le traverser dans le cadre de « l’activité productrice », celui-ci doit également être en mesure de développer un « entendement technique et des extériorités mécaniques ». Dès lors, si l’artiste est bel et bien inspiré, il n’en demeure pas moins que celui-ci, en tant qu’individu doit être apte à la maîtrise de ce savoir. C’est en ce sens que Hegel affirme que « l’œuvre d’art est tout autant une œuvre du libre arbitre, et l’artiste le maître du dieu ». En effet, si la forme est chose commune partagée entre l’artiste et le spectateur, l’artiste, le génie, doit être en mesure d’élever ce partage - en se dépouillant de sa particularité - au rang d’œuvre dans sa forme singulière. Dès lors, l’universalité s’acquiert à la fois, par le contexte d’une communauté éthique déterminée et par le processus opéré par l’artiste lui permettant de déployer son génie dans la forme unique de l’œuvre d’art. L’artiste, à la fois libre de son geste et continuateur de l’esprit qui préside à sa communauté éthique parvient ainsi à transfigurer l’universalité dans une oeuvre singulière.

 

§561

        Le §561 traite de la réconciliation de l’esprit et de la forme en comparant l’art classique et l’art symbolique, et par conséquent de la réconciliation de l’esprit avec lui-même dans le cadre de l’art classique.

« Dans un tel être-rempli, la réconciliation apparaît à tel point comme commencement qu’elle serait immédiatement accomplie dans la conscience de soi subjective, qui est ainsi en elle-même sûre et sereine, sans la profondeur et sans la conscience de son opposition à l’essence étant en et pour soi ».

En effet, l’art nécessite pour atteindre son sommet, une réconciliation entre la forme et l’Idée. Pour y parvenir, l’art doit dépasser « l’opposition à l’essence étant en et pour soi ». C’est pourquoi Hegel distingue l’art symbolique et l’art classique. En effet, l’art symbolique, a contrario de l’art classique, est marqué par le fait que « la configuration adéquate à l’Idée n’est pas encore trouvée ». Si l’art, pour atteindre son sommet, doit veiller à la réconciliation, l’art symbolique ne sait pourtant réconcilier l’Idée et la forme car :

« la pensée est présentée comme allant au-delà de la figure et luttant avec elle en tant qu’un comportement négatif à l’égard de cette figure, en laquelle elle s’efforce en même temps de s’insérer en la formatant ».

Dès lors, l’art symbolique est un échec provenant de l’impossible réconciliation qu’elle tente de dépasser en forçant, vainement, la forme par l’idée. Ainsi, à l’encontre de la violence exercée sur la forme, Hegel affirme qu’il faut persévérer dans la réconciliation, autrement dit, trouver le moyen d’une assimilation « naturelle » de la forme et de l’Idée.

« La signification – le contenu – montre précisément par là qu’elle n’a pas encore atteint la forme infinie, qu’elle n’est pas encore sue et consciente de soi comme esprit libre. Le contenu est seulement en tant que le dieu abstrait de la pensée pure ou qu’une tendance vers lui qui, sans relâche et sans réconciliation, se jette de côté et d’autre dans toutes les configurations, en ne pouvant trouver le terme qu’elle vise ».

Ainsi, l’artiste doit donner une direction au signe, une signification au service d’une réconciliation. C’est en tant qu’esprit libre que cette réconciliation est possible et non en tant qu’esprit forcené qui charge violement la forme par le moyen d’une lutte et de l’obligation stérile. Le « terme » visé suppose une réconciliation entre la pensée et la forme, sans quoi celui-ci est inatteignable. Dès lors, comme l’affirme Miklos Vetö dans Esthétique de Hegel :

« La production artistique comme telle est un stade de l’Idée où l’Esprit se sert des formes naturelles trouvées dans le monde qu’il pénètre et qu’il assume, certes, mais qu’il ne produit pas lui-même ».

Ainsi, l’art ne peut pas être uniquement spirituel mais doit nécessairement prendre appui sur un fondement sensible naturel dont il ne peut se défaire. Dès lors, l’art symbolique peut se distinguer dans les pyramides égyptiennes en tant qu’ « œuvre de l’Esprit qui n’a pas encore accédé à la maturité conceptuelle » (ibid). Ainsi, l’art symbolique, dans son abstraction, manque le réel car la réconciliation ne peut s’opérer du fait de l’entêtement de l’Esprit concernant son refus des formes dans leur naturalité. L’art classique, au contraire, développe une unité de la forme et de la pensée immédiate et stable qui ne s’entête pas dans la lutte avec son contraire. Autrement dit, l’art classique résulte d’une harmonie, d’un art propre à la vie et à même de totaliser l’esprit et la forme dans une même œuvre lorsque l’art symbolique échoue à cette même tâche en empruntant le chemin de la lutte au détriment de celui de la réconciliation.

 

§562

        Le §562 investit le rapport étroit s’établissant entre l’art et la religion. Si Hegel expliquait dans le paragraphe précédent l’inadéquation inhérente à l’art symbolique, il n’en demeure pas moins que cette dernière n’est pas la seule et qu’il existe un « autre mode de l’inadéquation de l’Idée et de la configuration » défini par Hegel de la sorte:

« que la forme infinie, la subjectivité, n’est pas, comme dans cet extrême dont il a été question, seulement une personnalité superficielle, mais ce qu’il y a de plus intérieur, et que le dieu n’est pas su comme cherchant seulement sa figure en se satisfaisant dans une figure extérieure, mais [comme] trouvant seulement lui-même dans lui-même, par là [comme] se donnant dans le spirituel uniquement sa figure adéquate ».

Si l’art symbolique résultait d’une impossible réconciliation en vertu d’une lutte de l’Idée cherchant à forcer la forme, cet « autre mode de l’inadéquation de l’Idée et de la configuration » évoqué par Hegel semble faire écho à l’art romantique. En effet, l’art romantique méprise la forme dans laquelle l’Idée ne cherche même plus à s’immiscer. Ainsi, l’art romantique et son « dieu » se confinent au refus de l’incorporation en une figure sensible extérieure afin de chercher dans le seul spirituel la forme qui leur conviendra. Or, l’art romantique s’émancipe alors de la nécessité naturelle de l’art, et l’art ne peut ainsi plus agir sur les individus, ou plus précisément sur cet « esprit-d’un-peuple-borné ».

« Ainsi, l’art – romantique – renonce à le montrer en tant que tel dans la figure extérieure et au moyen de la beauté ».

Dès lors, forme et beauté sont abandonnées par l’art romantique tandis que la beauté se distingue selon Hegel comme une nécessité, le propre de l’art, ou encore la « figure de l’art ». L’art romantique, jouant de la dissimulation du divin considéré comme « intimité [à soi] dans l’extériorité » ne permet plus le transfert, l’universalité permise par l’art et la beauté.

« [La] philosophie de la religion a à reconnaître la nécessité logique dans la progression des déterminations de l’essence sue comme l’absolu ».

Ainsi, Hegel soutient la thèse selon laquelle, la considération de la religion, variable selon le temps et l’espace, participe de l’essence à partir de laquelle le reste du monde sera déterminé par les hommes. De là découle « la nature de la vie éthique d’un peuple, le principe […] de son art » correspondant « au principe qui constitue la substance d’une religion ». En effet, selon les principes portés sur la religion, l’homme change son rapport au monde. C’est en ce sens que Hegel affirme que « l’histoire des religions coïncide avec l’histoire du monde ». En effet, la considération de la religion évolue historiquement quant à un peuple donné. Dès lors, le peuple, en tant que « communauté éthique » suivant des normes est déterminé en fonction de la détermination apportée à la religion qui façonne ses représentations.
Dans la suite de son développement, Hegel explique – en conséquence de l’historicité des religions et de sa « connexion étroite » avec l’art – pourquoi « l’art du beau ne peut appartenir qu’aux religions dans lesquelles est principe la spiritualité concrète devenue libre en elle-même, mais non encore absolue ». En effet, dans ses religions, Hegel affirme qu’il est un « besoin de l’art » en vertu de sa capacité – par le moyen de l’intuition et de l’imaginaire – à donner conscience. En effet, l’art est le seul moyen de représenter « l’essence » par l’intermédiaire de la réconciliation entre le naturel et le spirituel. Or, comme nous avons d’ores et déjà pu le constater, l’art symbolique et l’art romantique échappent à cet objectif de réconciliation, entraînant de fait l’impossible accès à la conscience. Seul l’art classique – celui des Grecs – est à même d’élever l’art à son sommet, au premier pas de la conscience, ou du moins à l’approche d’une révélation encore timide. Néanmoins, il semblerait que l’art ciblé par Hegel en tant qu’ « art défectueux » est l’art symbolique. En effet, celui-ci n’a pas sa « forme [comme] immanente en elle-même » car l’esprit n’a pas le moyen de s’immiscer dans la figure afin d’obtenir la réconciliation entre la naturel et le spirituel ; ce qui l’empêche de s’incarner dans une figure. Or, « l’art du beau », quant à lui – que nous définissons comme l’art classique – bien qu’il soit conditionné à « la conscience de soi de l’esprit libre » n’est que « simple expression » de l’esprit mais n’est pas l’esprit lui-même.
Cela étant, la suite du paragraphe explique le processus par lequel l’histoire serait passée du polythéisme des Antiques au monothéisme chrétien par l’intermédiaire de l’art :

« l’apparition de l’art indique le déclin d’une religion encore liée à une extériorité sensible ».

En effet, le polythéisme des Antiques, en tant que religion « liée à une extériorité sensible », a été transfiguré par l’art qui lui a fait dépasser cet « esprit-d’un-peuple-borné » afin d’ouvrir les voies du divin dans l’œuvre d’art classique qui permet par la réconciliation de l’Idée et de la forme la libération de l’esprit. Dès lors, l’art classique permet une « pré-révélation » par l’intermédiaire de « l’intuition » et de la « conscience de l’esprit libre ». C’est en ce sens que Hegel affirme que le processus établi par l’art du beau est comparable à celui de la philosophie en tant qu’ils permettent tous deux de « purifier l’esprit de la non-liberté ». Néanmoins, comme l’affirme Hegel :

« l’art du beau est seulement un degré de la libération, non la libération suprême elle-même ».

Et pour cause, cet « art du beau » permet de s’approcher du divin mais non pas de le saisir, elle est un sens dont la signification précise demeure insaisissable.

« L’objectivité vraie, qui n’est que dans l’élément de la pensée, l’élément dans lequel seul l’esprit pur est pour l’esprit, [et] la libération en même temps accompagnée de la vénération, manque aussi dans le beau d’espèce sensible de l’œuvre d’art, plus encore dans cet être-sensible extérieur, dépourvu de beauté, qu’on a évoqué ci-dessus ».

Dès lors,,l’art de manière générale - bien que certaines formes se rapprochent plus du divin que d’autres comme l’art classique au détriment de l’art symbolique par exemple – est confiné à l’échec de saisir l’esprit pur et, s’il permet de s’en approcher par la figure, il ne peut néanmoins opérer la révélation en tant que telle.

 

§563

        Selon Hegel, « l’apparition de l’art indique le déclin d’une religion ». Or, suivant ces considérations, l’apparition de l’art classique, s’il a entamé le déclin du polythéisme, a ouvert la brèche vers une autre religion.

« L’art du beau (comme sa religion caractéristique) a son avenir dans la religion vraie ».

Ainsi, l’art classique – bien qu’il ait été remplacé par l’art romantique – n’est pas mort, mais a été transfiguré dans la « religion vraie », autrement dit, la religion de la révélation, le christianisme. En effet, l’ensemble du processus artistique par lequel opérait l’art classique a pu trouver sa sublimation dans le christianisme, religion de l’universel, lieu de l’infini de l’Idée et de la forme où « l’intuition, le savoir immédiat » peut s’exonérer du sensible après avoir été incarné une bonne fois pour toute dans la figure du Christ en tant que Dieu universel à l’origine de « l’acte de révéler ». Ainsi, la révélation a permis la libération de l’esprit qui « en tant qu’esprit absolu […] est pour l’esprit ». Dès lors, la révélation du christianisme est l’aboutissement de l’art, révélation permise par celui-ci et le dépassant dans la quête de l’esprit absolu. Comme le fait remarquer Gérard Bras dans Hegel et l’art, ce processus pourrait être illustrer par l’Evangile selon Saint Jean I, 1-18 : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous ». En effet, le Verbe est passé de l’infini au fini lorsque l’Esprit s’est fait âme en s’incarnant individuellement dans un être naturel – l’homme. Dès lors, l’art, s’il était nécessaire à la reconnaissance de soit par l’esprit, n’était qu’une étape dont la suivante n’est autre que la religion. L’Absolu est visé par l’art au moyen de la figuration au niveau sensible, mais l’esprit absolu n’y trouve qu’une approche et non pas sa pleine concrétisation. L’esprit absolu a la figure de la beauté, et c’est pourquoi il peut être approché par l’art qui tente de révéler l’absolu par l’intermédiaire de la figuration, de l’image permettant de faire voir l’Idée sans pour autant la saisir.

 

        Pour conclure, l’art en tant que « figure de la beauté » constitue une première étape dans la quête hégélienne de l’esprit absolu. En effet, par l’incorporation de l’esprit dans la forme, l’art est en mesure de témoigner de la manifestation de l’Esprit s’offrant à la vue du monde sensible. Or, l’art est encore plus vrai que la réalité sensible, car celui-ci témoigne d’un sensible irréductible au seul sensible par sa manifestation de l’esprit. Cela étant, l’art s’inscrit dans une certaine historicité, et c’est pourquoi il ne constitue qu’un moment de l’histoire dans la quête de l’esprit absolu. En effet, celui-ci est une étape s’incorporant dans une société emprunt d’une certaine normativité et constituant une « communauté éthique » au sein de laquelle l’art peut pleinement prendre place dans un contexte spatio-temporel déterminé. C’est à partir de cette réflexion que nous pouvons envisager « la fin de l’art » telle que la concevait Hegel. En effet, celle-ci ne définit pas la suppression de toute œuvre d’art en ce monde mais la fin de l’époque propre à l’art dans laquelle celui-ci pouvait manifester l’esprit au monde. Dès lors, si l’art atteint dans ce domaine son paroxysme avec l’art classique Grec, il n’en demeure pas moins que sa fin est sonnée par l’avènement de l’art romantique qui cède le pas à un déplacement du contenu spirituel ne s’établissant plus dans l’art mais dans la religion. Ainsi, l’art ne constitue qu’une étape qui laissera place à la révélation christique de la religion chrétienne qui, elle-même, s’acheminera vers le savoir absolu. Cela étant, la place de « L’art » au sein de la troisième section de la philosophie de l’esprit n'a pas tant vocation à l’étude de l’art en tant que fin, mais en tant que moyen placé sous l’égide d’une réflexion historique ayant pour objectif l’atteinte de l’esprit absolu.

Yoann STIMPFLING


Bibliographie:

  • Bras Gérard, Hegel et l’art, Paris, PUF, 1989.

  • Fabbri Véronique & Vieillard-baron Jean-Louis, Esthétique de Hegel, Paris, L’Harmattan, 2022.

  • Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Vol.3, Paris, Vrin, 1988.

  • Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, Paris, Vrin, 2018.

  • Hegel, Esthétique, Paris, Librairie générale française, 1997.

  • Hegel, Introduction à l’esthétique. Le Beau, Paris, Flammarion, 1979.

  • Tinland Olivier, « La « fin » de l’art », Kairos, n°24, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004.