L’éthique sacrificielle ou comment faire face à l’absurdité de l’existence


Auteur : Jean

Auteur : Jean


« Pourquoi suis-je ici ? Que dois-je faire ? La vie a-t-elle un sens ? » me demande désespérément un inconnu assis à mes côtés sur un banc, dans un parc quelconque (ah ! l’étonnement !). Son regard vide et son teint livide traduisent une nausée prochaine, voire imminente. Que répondre sans l’abîmer davantage ? Peu importe, il se tait à présent... mais il s’y remet de nouveau ! « A quoi bon ? Pourquoi ? Comment faire ? A quoi bon... » Alors, armé, je lui balance un regard et me lance : « Mon vieux, je vais tâcher de te répondre mais ne tremble pas, ne pleure pas car les larmes empêchent de voir le monde ! » Contemplant les passants et leurs visages multiples, je prends une voix remplie de gravité :

    « Tu ressens inévitablement une angoisse existentielle et une incapacité à vivre liée à l’absurdité, non pas de ton existence, mais de l’existence en général. L’origine de ton angoisse tient au fait qu’il existe des puissances en toi, et en chaque être d’ailleurs, qui tendent vers un but alors même qu’il n’existe pas de raison objective dans le monde. Tu vis dans un monde où tout est tendance mais où la puissance qui met en mouvement chaque chose, la Volonté, est dénuée de finalité. Le sentiment d’absurdité ne repose pas sur une totale absence de sens, une totale absence de finalité, mais elle repose sur un paradoxe : nous vivons, mon frère, dans un univers où il n’y a pas de fins mais où tout est organisé en vue d’une fin. Donc, deux principes incompatibles cohabitent... Ce qui est le plus terrible est par conséquent de se rendre compte qu’il n’y a ni cause ni finalité dans le monde, c’est-à-dire qu’il n’y ait aucune raison à son existence et qu’il ne suive aucun but précis : le monde se déploie de façon hasardeuse et pourtant ! tout ce qui nous entoure semble tendre vers un objectif... C’est à partir de cette découverte, la découverte de l’absence de fins et de causes au monde alors même qu’il semble tendre vers une fin et qu’il semble nécessaire, que nos désirs se transforment en phénomènes absurdes. »

    ...Je souffle deux minutes, je le laisse dans son silence, ne le regarde pas, puis reprends :

    « Laisse-moi à présent te parler de biologie... Les êtres vivants ont trois propriétés, en l’occurrence la téléonomie, la morphogenèse autonome et l’invariance reproductive. Les êtres vivants portent en eux un projet (c’est la téléonomie), ils s’organisent de façon autonome (morphogenèse) et ils se reproduisent en léguant à la prochaine génération une large quantité d’informations (invariance reproductive). Les êtres vivants sont donc des « objets étranges » comme dirait Jacques Monod, biologiste ayant reçu le Prix Nobel de médecine en 1965 et qui a écrit Le Hasard et la nécessité en 1970, mais je m’égare... Ce sont donc d’étranges objets car ils remplissent un dessein, celui de transmettre à la génération suivante la quantité d’information que la génération présente possède, alors que la nature elle-même n’en remplit pas un ! Le projet que semble contenir l’être vivant contredit par conséquent l’objectivité de la nature : une finalité sans fin, voilà ton monde, voilà notre monde ! Je veux faire cela ? Je prends la décision de le faire. Mais pourquoi je veux ? Pourquoi la Volonté s’incarne en moi alors même qu’elle est dénuée de toute intention ? Eh bien, c’est ainsi... »

    Après une dizaine de minutes de vertige répété, il m’adresse la parole, calmement :

    « Ce que tu me dis là est terrible... cruelle est notre condition... Je crois comprendre, je crois vomir. Mais pourquoi le néant n’est-il pas plutôt que ce monde ? Pourquoi la vie si elle aurait très bien pu ne jamais se développer ?

-Le monde n’a en lui-même aucune raison d’être et donc ne peut pas démontrer de lui-même qu’il existe pour quelque chose ; et cette absence de causalité est la source de l’angoisse existentielle.

-Mais d’où provient ce besoin de lui attribuer une cause ?

-Tu en poses des questions ! mais de bonnes questions, c’est pourquoi je vais te répondre. De plus tu sembles ne plus avoir le vertige, signe que tu seras bientôt ou est déjà en état de jeter ton regard dans les profondeurs. Donc... ton interrogation est à la genèse de l’inquiétude et de l’insatisfaction humaine. En effet le vouloir-vivre aveugle qui met en mouvement tous les existants ne cesse jamais de s’imposer à eux : c’est un éternel recommencement. Cela signifie concrètement que, bien que les désirs puissent être assouvis, ils renaissent le lendemain et ainsi de suite dans une absence de finalité d’où la lassitude dont tu sembles être la victime. Me revient en mémoire cette phrase du philosophe qui détestait sa mère : « Le sujet du Vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré ». Par conséquent l’insatisfaction de l’être humain réside dans l’absence humiliante de raisons causales, autrement dit il n’y a aucune raison de vouloir puisque la volonté n’a aucune cause et qu’elle n’a aucune fin et pourtant je veux. Tu portes en toi cette pensée à coup sûr et tu te sens gêné de le savoir, de savoir que tu obéis à ton insu depuis ta naissance à du non-nécessaire.

-Hum... mais alors l’angoisse, vient-elle de l’inassouvissement des désirs ou bien de l’absurdité du vouloir ?

-Surtout de l’absurdité du vouloir.

-Je vois ! Finalement, nous voulons toujours posséder, nous approprier l’objet de notre désir et cela suscite l’angoisse car les objets fuient, se dérobent sous nos yeux mais la source même de l’inquiétude et de l’angoisse c’est le désir en lui-même car il ne vise rien... Non, mieux : le monde est dénué de raison mais ce qui est absurde c’est de tendre vers une chose et de rechercher une raison à cela...

-Bien ! Tu as compris... A présent, je vous laisse, adieu !

-Non ! Attendez un instant ! Que faire ensuite ? Enfin je veux dire... Comment faire face à cette absurdité ? »

    Le malotru ! Tout de même, j’ai quelques emplettes à faire... mais le laisser ainsi serait comme donner une corde à un suicidaire. Je réfléchis à sa question tandis qu’il fixe ses godasses usées avec un air désabusé.

    « Il me semble qu’une éthique du sacrifice soit une voie...

-Développez, je ne suis pas sûr de bien saisir ce que vous voulez dire.

-Vous venez de me couper la parole... bien sûr, je vais développer ! A quoi bon vous dire cela sans continuer ? Bon... peu importe, je m’emporte... La logique sacrificielle, mon ami, est la logique de la vie. J’affirme même que le sacrifice est une nécessité historique et existentielle. Cela signifie que si nous voulons vivifier la vie, il faut mettre sa vie en jeu car le mouvement même des choses est de sacrifier de son énergie pour se poser pleinement dans sa vitalité car il n’y a du devenir que dans l’arrachement. Sacrifier quelque chose de sa vie c’est détruire une chose pour en sauver une autre.

-Je ne saisis pas précisément où vous voulez en venir... Car se sacrifier, c’est de mon point de vue renoncer à ses désirs et se priver de son individualité. De plus, le sacrifice répété déclenche un sentiment de frustration, un conflit intérieur...

-Monsieur, croyez-vous que la vie soit synonyme de repos et de paix ? Ne me répondez pas par l’affirmative s’il vous plait... Celui qui cherche l’ataraxie ne veut rien que la mort, c’est pourquoi le conflit intérieur est une nécessité : celui qui n’accepte plus ses propres contradictions est un être mourant, pour ne pas dire déjà mort. Ceux qui vivent dans l’ataraxie, qui ne luttent pas contre eux-mêmes, donc qui ne sacrifient pas une part de leur être, n’accordent aux actes aucune profondeur. Par conséquent, la vitalité n’est maintenue que dans une guerre intérieure, une lutte interne contre soi-même : lorsque l’être a vaincu ses propres résistances, ses forces contradictoires intérieures, il affirme sa vie en semant la mort et aboutit à la recréation de son être. L’héroïsme d’un être tient au fait qu’il ne renonce pas à affirmer la vie alors même qu’il a conscience que la vie apporte irrémédiablement la mort. La valeur suprême d’une existence tient à ce que l’élan qui nous pousse surmonte la mort elle-même : la profondeur d’une vie tient à la découverte d’une valeur au nom de laquelle un être peut tout sacrifier. C’est en effet dans le sacrifice que se manifestent les valeurs, c’est pourquoi l’éthique que chacun devrait suivre est sacrificielle. « C’est ma mort qui est la condition de survie ou de naissance des valeurs ou d’un être », comme l’a écrit le Roumain. Seul le sacrifice peut sauver notre mort, il faut donc que notre anéantissement soit l’aboutissement de l’affirmation de notre être. Plus le geste de notre renoncement sera grand et plus il prendra de la valeur !

    L’enthousiasme me gagne mais mon voisin ne partage pas mon sentiment :

    « Néanmoins, le sacrifice ôte le droit qu’à l’individu d’exister pour lui-même et lui enlève par la même occasion de sa puissance de vivre. Le sacrifice est par conséquent une totale négation de soi, une pratique niant l’individu au profit d’une valeur suprême.

-C’est exact ! Permettez-moi seulement de vous faire remarquer que nous foulons aujourd’hui un sol de sacrifices. Votre pensée ne me choque guère dans la mesure où l’éthique qui prévaut actuellement est celle de l’égoïsme considéré comme une vertu. De plus, je crois bien que votre éthique de l’égoïsme repose sur l’éthique sacrificielle, aussi paradoxal que cela puisse paraître... La notion de sacrifice est certes marquée de négativité car elle suppose la soumission aveugle à un ordre transcendant ; mais l’élan sacrificiel a une valeur car il se déploie au nom d’un bien que l’individu juge supérieur à sa destinée personnelle et d’un bien commun à toute l’humanité. »

    Mon inconnu semble perplexe :

    « Admettons ce que vous venez de dire. Quel est le rapport entre notre conversation sur l’absurdité et cette éthique sacrificielle ?

-Eh bien, l’idée du sacrifice fait oublier à l’individu son néant, c’est en quelque sorte un rempart face au vide existentiel. L’éthique sacrificielle consiste à décider soi-même de son propre anéantissement et donc de ne plus être prisonnier de la nécessité de la mort. L’être vainc la mort et l’absurdité du monde en sacrifiant sa vie à la vie, autrement dit celui qui se sacrifie, en mourant, affirme pleinement sa vitalité. Sa mort a alors une valeur : dans le sacrifice, donc dans la négation de soi, l’être se place au-dessus de la mort car sa mort est création de valeurs. Il ne s’agit pas d’abandonner la vie mais de trouver courageusement en soi une valeur ou une idée compatible avec l’humanité et de se sacrifier pour cela car c’est dans le renoncement total à soi que se réalisent les grandes choses. Dans l’extase de notre sacrifice nous embrassons l’absolu et si l’embrasement n’est pas présent, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. La dépossession de notre être dans le sacrifice nous amène à conquérir une vie nouvelle. C’est par conséquent dans le sacrifice que nous pouvons avoir l’espoir d’une vie recréée ! Il faut avoir le courage de se sacrifier, de se sacrifier à la vie, de continuer le combat contre soi pour transfigurer la vie avant d’embrasser la mort, demeure de la paix qui n’offre plus rien.

-Donc, vous dites que nous ne pouvons pas effacer l’absurdité mais que nous pouvons la surmonter par le sacrifice ?

-Oui ! L’absurde est notre condition mais voyez-vous, comment serait la vie dans un monde où règne la raison et où la vie en elle-même aurait une finalité ? Cela serait peut-être rassurant mais l’existence serait moins palpitante n’est-ce pas ?

-En effet... donc pour résumer, on ne doit pas se poser la question du sens de la vie, parce qu’elle n’en a pas, mais de sa valeur ?

-C’est cela ! Vous savez, seules les personnes ayant la certitude d’avoir une volonté de vivre ont assez de bravoure pour penser la négativité de la vie... Maintenant mon ami, nous allons boire un canon ensemble ! Buvons, buvons, et surtout rigolons de notre tragique condition ! »

Références :

Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, PUF, 1966

Clément Rosset, Schopenhauer, philosophe de l’absurde, PUF, 1967

Cioran, Le Livre des leurres, Gallimard, “Collection Arcades”, 1992

Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité, Points, 2014

Jean


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