La Controverse de Valladolid

Quand notre humanité ne tient qu'à des mots


Ligne de crédit : Unsplash


Espagne, 1550. Au monastère San Gregorio de Valladolid, une assemblée made in Église catholique discute et s'émeut en observant des idoles et des êtres humains. Sur le ring des plus belles utilisations de la foi et de la Bible, accueillons nos deux rhéteurs. Bartolomé de las Casas, prêtre de l’Ordre des Prêcheurs et missionnaire aguerri, s’oppose à Juan Ginés de Sepúlveda chroniqueur et philosophe religieux.  

Cet article se base sur la lecture du roman du même nom de l’historien Jean-Claude Carrière, paru en 1992, et vise à apporter les précisions de la réalité historique tout en mettant en avant la façon dont le récit illustre les différents arguments des deux protagonistes.

 

 

L’autre, celui qui est différent de moi

 

Si historiquement la Papauté et l’Empereur Charles Quint ont déjà condamné l’esclavage des peuples du Nouveau monde, respectivement en 1537 et 1542, la situation en cette moitié du XVIème siècle n’est pas brillante pour les « Indiens » et leurs cultures religieuses et sociétales. Entre les épidémies de vérole, le travail forcé dans les mines et les campagnes d’évangélisation à coup de rapières et de balles, les populations et leur mode de vie fondent comme neige au soleil.

 

Des rituels religieux et guerriers considérés comme « barbares », des missionnaires massacrés, des mutineries continuelles… Les arguments développés par Sepúlveda ne diffèrent pas de la réalité du terrain, de la réalité historique : les « idoles » amenées par le légat du Pape pour observer la réaction des observateurs/témoins/curiosités représentant ces peuples effraient les Européens et sont systématiquement détruits ou fondus lorsqu’ils sont en métal pour servir le mercantilisme espagnol.

 

 

Quelle évangélisation ?

 

L’évangélisation par la force, l’Europe la connaît bien. Des croisades teutoniques aux différentes tentatives de la Contre-Réforme, l’Église est coutumière du fait. Cette évangélisation se retrouve couplée dans le cadre du Nouveau Monde à l’utilisation d’une thèse aristotélicienne : la servitude naturelle. D’une nature inférieure, les Indiens doivent être civilisés par tous les moyens dont disposent les conquistadores et après eux les colons venus d’Europe. Les intérêts de ces Européens prêts à tout pour une vie meilleure ou appâtés par les récits des richesses, bien représentés par les deux protagonistes venus de Nouvelle Espagne, soulèvent également les motivations pécuniaires de cette méthode. Travailler et se convertir ou résister et souffrir, les options ne sont pas légions.

 

Vient ensuite la méthode défendue par le père Las Cases, qui prône quant à lui une évangélisation plus « compréhensive ». Les Indiens, selon lui, ne sont pas des « barbares » et respectent le droit naturel. Ils n’ont simplement pas eu l’opportunité de connaître la parole et l’évangile, leurs idoles ne sont que le fruit d’un manque de repères, et ne doivent donc pas être condamnés mais seulement remis en question. Mais comme le souligne Tzvetan Todorov dans La Conquête de l’Amérique, la question de l’autre, Las Cases reste dans un concept d’altérité où les hommes sont égaux mais différents. Il défend les Indiens, mais son argumentaire se base sur le mythe achronique du « gentil sauvage ». Leur innocence est la source de leur asservissement, et ils les présentent comme des victimes, non comme des acteurs de leur propre histoire. Ce n’est pas aberrant sur le fond (voire plutôt véridique), mais cela met en lumière les failles du discours de la défense : Las Casas, bien qu’à contre-courant de la majorité des penseurs de son temps, n’en reste pas moins prisonnier des dogmes et des idées qui guident ses contemporains.

 

 

Un dénouement sans succès

 

La réalité historique est aussi peu satisfaisante que le dénouement du roman. L’idée n’est pas de « spoiler » la fin du récit (même si le « spoil » en histoire manque de piquant avouons-le), mais plutôt de comprendre à la fois les avancées et les regrets à l’issue de cette controverse.

 

Sur le fond et la forme, autant par la réalité historique que pour le roman, la victoire de Las Cases est incontestable. L’Église fait le choix de condamner l’esclavage des peuples du Nouveau Monde tout en prônant une conversion continue mais soucieuse des réalités du terrain. En théorie, l’Église se place donc du côté des opprimés et condamne les pratiques peu catholiques des colons espagnols. Les populations du Nouveau Monde sont donc sous la protection de la Papauté et de ses représentants partis prêcher de l’autre côté de l’Atlantique.

 

Toutefois, cette victoire n’est que théorique. L’application des politiques décidées en Europe n’est ni efficace, ni effective dans les colonies. Les mines persistent à tourner en employant les indigènes, des massacres ont régulièrement lieu et la population chute drastiquement (près de 80% à la fin du XVIIIème siècle). 

Le roman met également en lumière la contrepartie de ce « sauvetage » des Amérindiens. Les esclaves ne seront plus trouvés sur place, mais apportés depuis d’autres points commerciaux. D’autres continents se retrouveront donc mêlés à l’essor des colonies européennes, ce qui scellera la construction économique du monde contemporain.



Un triangle diabolique se monte, et bien des prières chrétiennes n’empêcheront pas les souffrances qui s’annoncent…

 

 

Pierre Jouin