La frontière de F.J Turner : favorisation de la formation d’une nationalité composite pour le peuple américain ?


Washington Crossing the Delaware, Emanuel Leutz, 1851.


Dans sa thèse The Significance of the Frontier in American History écrite en 1893 et remise à l’American Historical Association de Chicago, l’historien américain Frederick Jackson Turner développe le concept de « Frontier » qui explique selon lui une grande partie de la construction de l’identité du peuple américain. Si le terme frontier est repris du mot français désignant le territoire d’un pays faisant face à un autre, Frederick Jackson Turner en détourne le sens et définit la frontière comme un front pionnier jouant un rôle majeur dans l’imaginaire collectif américain allant jusqu’à engendrer ladite « Destinée Manifeste » des colons arrivant dans un monde qu’ils considéraient comme vierge et à conquérir. A l’image de la peinture de John Gast intitulée American Progress, la « Destinée Manifeste » représente l’idéologie selon laquelle les colons européens auraient comme mission divine d’aller civiliser les territoires de l’Ouest américain avant de rayonner sur le monde entier (Voir à ce sujet mon article sur l’exceptionnalisme américain: Exceptionnalisme américain: prophétie ou mythe fantasmagorique? - Le Parrhésiaste (leparrhesiaste.com))
Dans sa thèse consacrée à la frontière, l’historien américain Frederick Jackson Turner affirme que : « la frontière a favorisé la formation d’une nationalité composite pour le peuple américain ». A partir de cette affirmation, Turner insiste sur le multiculturalisme propre à l’Amérique et la difficulté qui en découle de définir ce qu’est un Américain. En effet, l’Amérique étant une terre de colonisation massive assez récente, la colonisation fût un exercice de cohabitation : une cohabitation entre les différentes nationalités de colons, mais aussi une cohabitation avec les peuples autochtones originaires dudit « Nouveau Monde ». Dès lors, la colonisation de l’Amérique fut propre au mélange des langues, des ethnies et des cultures, ce qui forgea selon Turner une nouvelle nationalité : une nationalité américaine proprement composite dans ses fondements. Ainsi, l’historien affirme l’idée selon laquelle un Américain ne serait pas soumis aux mêmes normes historiques que le reste du monde comme nous en témoigne le cas de l’Europe. En effet, pour Turner, un Américain n’était pas une personne appartenant à un certain groupe ethnique ou titulaire d’une croyance religieuse spécifique, mais n’importe quelle personne prête à braver les exigences de la terre.
La thèse de Turner a remporté un large succès auprès des intellectuels américains, mais il n’en demeure pas moins que cette dernière semble critiquable. En effet, la thèse de Turner affirme une vision bien optimiste de cette formation d’une nationalité américaine dite « composite ».
Si Turner semble affirmer une vision positive selon laquelle « la frontière a favorisé la formation d’une nationalité composite pour le peuple américain », cette même frontière semble paradoxalement avoir freiné le caractère composite de la nationalité américaine, passant ainsi d’une favorisation de la formation d’une nationalité composite pour le peuple américain, à la défavorisation de ce même caractère composite.

Au début de la découverte du « Nouveau Monde » par les colons européens, l’ « identité » américaine se profilant semblait en effet composite avec, dès le 16ème siècle l’arrivée de colons majoritairement Anglais, mais aussi Français, Espagnols et Néerlandais. De plus, ces derniers rencontrèrent la population autochtone du continent américain, engageant initialement un processus de cohabitation entre les différentes nationalités, et donc une une sorte de « pré-nationalité » composite bien que chaque peuple soit encore sous l’égide de sa nationalité originaire. De même, si la découverte du « Nouveau Monde » débute sur la côte est de l’Amérique, les colons s’éloignent toujours plus loin de celle-ci afin de trouver des terres sur lesquelles habiter et cultiver sans avoir – grâce à l’abondance des terres – à affirmer un quelconque sentiment de velléité à l’égard des colons originaires d’autres nations, allant dès lors dans le sens d’une cohabitation américaine composite et bien-portante. Enfin, l’Amérique est un continent culturellement neuf aux yeux des colons pour lesquels tout est à construire dans un territoire insoumis aux traces du passé d’une autre nation – comme en Europe par exemple –, ce qui permettra à ces derniers d’imaginer leur nation sur un territoire nouveau et considéré comme culturellement « vierge ».

Ainsi, la frontière favorise la formation d’une nationalité composite, or cette même formation ne doit aucunement être envisagée sous la bannière du pacifisme, mais par le sang versé des nationalités préexistantes. En effet, rappelons que les nationalités propres aux origines des colons prennent tout d’abord le dessus sur une « nationalité américaine », conduisant de fait aux différentes guerres entre les colonies comme nous en témoigne le cas des guerres franco-anglaises entre 1689 et 1763. Or la guerre d’indépendance des Etats-Unis va affirmer la volonté d’une grande partie des individus de s’extirper de la nationalité britannique pour fonder une nationalité proprement américaine. Ainsi le projet d’indépendance des Etats-Unis face à la Grande-Bretagne est soutenu par la France, l’Espagne ou encore la Hollande.

En outre, la frontière a favorisé la formation d’une nationalité composite en quête d’une identité qui leur soit propre ; mais cela n’implique pas pour autant l’inclusion de tous. Lorsque survient la conquête de l’Ouest et le concept de « Destinée Manifeste », la population amérindienne apparaît comme un obstacle. Paradoxalement, à ladite favorisation d’une nationalité composite pour le peuple américain se substitue une défavorisation du caractère composite de la nationalité en tant que les amérindiens font l’objet d’une véritable épuration ethnique de la part des colons qui confinent la population amérindienne dans des réserves et les dépouillent de leurs terres. Dès lors, se crée une nationalité américaine sur les fondements d’un crime commun prôné sous la justification d’un dessein divin. Enfin, la formation d’une nationalité composite nécessite la création d’une culture nationale commune comme nous en témoigne l’ Essay on American Scenery de Thomas Cole qui tente de trouver à travers le paysage américain une identité proprement américaine à l’encontre de l’identité européenne. Dès lors, la découverte des paysages américains par le repoussement des frontières permet de donner une identité culturelle aux Etats-Unis. En effet, la « wilderness » permet aux Etats-Unis de créer un sentiment d’appartenance nationale commun par le biais de l’art, dans la continuité de l’idéologie de la « Destinée Manifeste » en faisant de ces territoires les symboles de la conquête américaine.

Ainsi, si Frederick Jackson Turner affirme que « la frontière a favorisé la formation d’une nationalité composite pour le peuple américain », il ne faut pas oublier que la formation en question s’est fondée sur de nombreuses guerres de territoires entre les différentes ethnies et que ladite « nationalité composite » flotte notamment sur la marre du sang versé.

 

Yoann STIMPFLING