La Mort à Venise ou “Apollon terrassé par Dionysos”


Crédit image: Le personnage de Tadzio, incarné par Björn Andresen, d’après l’adaptation cinématographique de La Mort à Venise réalisée par Luchino Visconti.


Si la nouvelle de Thomas Mann fut publiée en 1912, elle fît l’objet d’une adaptation cinématographique par Luchino Visconti en 1951, puis d’une adaptation à l’opéra par Benjamin Britten en 1973. Par-delà les thèmes de l’amour et de la mort se trouve une réflexion esthétique, une réflexion sur l’art et sa création, une réflexion sur l’essence de l’art et sa relation intime avec l’artiste. La Mort à Venise, par-delà sa forme – qu’il s’agisse d’une nouvelle, d’un film ou d’un opéra – garde une essence commune, celle d’un essai sur l’art partagé entre passion et raison, chaos et harmonie, destruction et création. La Mort à Venise est donc réflexion sur, mais plus encore réflexion de. En effet, la nouvelle de Thomas Mann est une réflexion de la pensée nietzschéenne de l’art et ses corrélats. Thomas Mann ne s’en est d’ailleurs jamais caché, grand admirateur du jeune Nietzsche wagnérien et schopenhauerien, il lui consacrera un essai – La Philosophie de Nietzsche à la lumière de notre expérience – en 1947 et s’inspirera presque exclusivement de la biographie du philosophe allemand pour composer le personnage du Docteur Faustus (1947). La Mort à Venise est le récit d’une torture interrogeant les rapports supposés belliqueux entre l’art et la vie, une critique de l’ascétisme comme négation esthétique de la vie par l’intellect. Dès lors, il s’agira dans cet article d’interroger l’héritage philosophique - particulièrement nietzschéen - par lequel Venise la maladive, accueille la révélation d’un amour destiné à la mort sous l’emprise d’une Beauté bataillée entre Apollon et Dionysos.

Présentation de l’œuvre

Biographie

Thomas Mann est né le 6 juin 1875 à Lübeck et est mort le 12 août 1955 à Zurich. Ecrivain allemand, il reçoit le prix Nobel de littérature en 1929, principalement pour les Buddenbrook. Considéré comme l’un des grands auteurs de la décadence de la première moitié du 20ème siècle, oscillant entre nouvelles, romans et essais, il use des sciences humaines afin de peindre son époque sous l’égide des rapports entre l’individu et la société. Tout particulièrement influencé par Schopenhauer et Nietzsche, il n’en demeure pas moins que Thomas Mann, malgré sa réputation d’auteur de la décadence, a été activement impliqué contre les différentes idéologies radicales de son époque. 

Résumé de l’œuvre

La Mort à Venise naît, comme nous l’annoncions précédemment, de la nouvelle de Thomas Mann qui souhaitait initialement rédiger l’ « histoire grotesque » d’un Goethe septuagénaire tombant amoureux de la jeune Ulrike von Levetzow. Or, au printemps 1911, Thomas Mann se rend lui-même à Venise et écrit dans son carnet à propos de ce séjour qu’il s’y produisit « une série de circonstances et d’impressions curieuses » donnant lieu à une rencontre prétendument « lyrique » avec un jeune adolescent noble d’origine polonaise. Dès lors, une grande partie des événements relatés dans La Mort à Venise ont été vécus par Thomas Mann lui-même qui publiera sa nouvelle en 1912, soit un an après son séjour vénitien.

La Mort à Venise expose la décadence d’un artiste – écrivain dans la nouvelle et l’opéra tandis que compositeur dans le film de Visconti – célèbre et anobli se faisant dépasser par ses passions. Gustav von Aschenbach se promène à proximité d’un cimetière lorsque celui-ci croise le regard d’un inconnu le fixant avec insistance. Sans un mot, Aschenbach est instantanément pris d’un désir de voyage qu’il tente de raisonner à travers une suprématie de la raison sur les passions, en vain. Ainsi, Aschenbach cède une première fois à ses pulsions en partant tout d’abord pour une première destination dont il ne tirera pas satisfaction avant que ne se révèle en lui Venise comme la promesse d’un lieu convenable à ses besoins. Dès lors, Aschenbach embarque pour Venise afin de rejoindre l’hôtel du Lido dans lequel se côtoie toute la bonne société des voyageurs vénitiens. C’est dans le salon du Lido qu’il fera la rencontre de Tadzio, un jeune adolescent polonais de 14 ans avec lequel il n’échangera jamais au-delà de quelques regards et ne se permettra jamais de lui adresser directement la parole. S’en suit une obsession pour Tadzio dont Aschenbach ne pourra se défaire en le suivant dans les rues vénitiennes, à l’hôtel, à l’église ou encore à la plage. Néanmoins, tout autour d’Aschenbach lui donne une raison de partir de Venise. Qu’il s’agisse de ses principes, de sa discipline, de sa morale concernant l’aberration de la passion éprouvée pour Tadzio, de l’acharnement à son travail qu’il délaisse en ces jours de vacances ou plus encore de l’épidémie de choléra qui vient peu à peu recouvrir la ville, tout semble inciter Aschenbach à partir. Et pourtant, Aschenbach est en proie à une expérience qui bouleversera son existence. Il décide de rester aux côtés de l’objet de son amour, aux côtés de cette Beauté divine que représente à ses yeux Tadzio, payant cet amour impossible de sa mort.

Venise, la maladive

Si le titre de l’œuvre est La Mort à Venise, il n’en demeure pas moins que la mort, au-delà d’être celle d’Aschenbach dans cette ville, est également la mort de Venise elle-même. Plus précisément, Venise se meurt dans la description d’une Venise malade dont la maladie englobera peu à peu la ville elle-même et ses résidents.

La maladie de la ville : Venise et le déclin d’une gloire passée.

A la suite d’un premier départ pour la ville de Pola, Aschenbach se retrouve déçu de la destination initialement choisie lorsque survient subitement la révélation d’une ville qui serait selon lui à même de répondre à son désir de voyage et à sa soif de Beauté, à savoir Venise. En effet, Aschenbach, dans son monologue intérieur est sous le joug d’une révélation : « il vit où il fallait aller. Où va-t-on quand on veut du jour au lendemain échapper à l’ordinaire, trouver l’incomparable, la fabuleuse merveille ? Il le savait ». La « fabuleuse merveille » envisagée est donc Venise. Aschenbach a une idée formelle de Venise à travers l’artialisation dont cette dernière a fait l’objet par de grands artistes tels que le poète August von Platen : « il songeait au poète enthousiaste et mélancolique qui avait jadis vu surgir de ces flots les coupoles et les campaniles dont il rêvait ; dans sa mémoire chantaient des vers, de ceux dont vénération, bonheur, mélancolie avaient en ce temps-là inspiré l’harmonieuse cadence, et bercé par des sentiments qui avaient une fois déjà trouvé expression ». En effet, Venise jouit encore de sa gloire passée ; ville qui au XVIIème siècle vit l’opéra se populariser et devenir un genre musical majeur par l’invention de l’opéra public, notamment grâce à la famille vénitienne des Tron qui, propriétaires du Théâtre San Cassiano donnèrent pour la première fois un spectacle d’opéra au théâtre (Andromeda du compositeur Manelli en 1637). Or, l’opéra accompagne justement Venise dans son siècle d’Or en faisant d’elle un foyer culturel et festif se mêlant au célèbre Carnaval – tradition héritée du Moyen-Âge – mettant Venise sur le devant de la scène internationale. Or, Venise perd de sa splendeur à la suite de l’invasion napoléonienne de 1797. Cela étant, Thomas Mann substituera à l’imaginaire vénitien d’une Venise rayonnante celle d’une Venise maladive et purement décadente. C’est ainsi que Venise est considérée à travers le personnage du « vieux beau » qui n’est autre que Venise elle-même qui, soumise au temps, essaie de se morfondre sous le maquillage de sa gloire passée, sans grand résultat sinon la survivance de souvenirs glorieux qui hantent la belle morte en lui rappelant son état actuel.

Le personnage du “vieux beau” dans l’adaptation cinématographique de Luchino Visconti.

La maladie des corps : Le choléra, annonciateur de la décrépitude.

Venise, et l’ensemble des éléments qui la définissent se font les reflets d’un Gustav Aschenbach soumis à la temporalité, persuadé que « sa vie commençait à décliner » ; en d’autres termes, un Aschenbach vieillissant. En effet, Aschenbach est un être affaibli par une vie d’artiste exigeante et par son âge. Si Venise jouit de sa gloire passée par l’intermédiaire d’un miroir, il semblerait qu’Aschenbach en fasse de même à travers le personnage de Tadzio. En effet, il trouve en cet être tout ce qu’il n’est pas : beauté, jeunesse et vigueur lorsque Aschenbach est un être vieux, en décrépitude et malade. Mais plus encore que ces seules considérations, Venise est en proie à une épidémie de choléra dont l’avancée – tout comme la fuite du temps chez Aschenbach – n’est pas perceptible du fait que la police tente de dissimuler son existence alors même que l’épidémie emporte de plus en plus d’êtres. Ainsi, Venise semble, par la réminiscence de sa gloire passée et sa décrépitude constante allant jusqu’à l’épidémie de choléra, sous le joug d’une prophétie apocalyptique.

Aschenbach suivant Tadzio du regard dans l’hôtel du Lido d’après le film de Visconti.

La maladie des âmes : Une décadence systémique.

De la maladie de la ville à la maladie des corps, survient alors la maladie des âmes. En effet, Aschenbach est initialement un personnage droit, profondément morale et à la recherche de la perfection. Or celui-ci, au cours de son séjour, ne cessera de sombrer dans le chaos. Car de l’invitation au voyage fournie par l’une des premières scènes, en passant par son voyage en bateau et en gondole, jusqu’à sa mort, Aschenbach n’aura de cesse de plonger dans une décrépitude morale. Lui qui était l’homme de l’harmonie, plonge peu à peu dans les abimes du chaos; en témoigne son amour pour Tadzio allant à l’encontre de toute moralité, ce dernier étant un jeune adolescent de 14 ans suscitant de fait une pédérastie impropre aux mœurs de la société. Or Aschenbach n’est pas le seul à être touché par cette décadence qui viendra peu à peu envelopper la foule vénitienne, en témoigne les mots d’Aschenbach parlant de la dissimulation de l’épidémie par les autorités : « Cela le peuple le savait, et la corruption des notables de la ville, ajoutée à l’incertitude qui régnait, à l’état d’exception dans lequel la mort rôdant plongeait la ville, provoquait une démoralisation des classes inférieures, une poussée d’instincts honteux, antisociaux, et une recrudescence de criminalité où on les voyait faire explosion, s’afficher cyniquement ». Thomas Mann emprisonne Venise dans son seul mouvement carnavalesque où les vénitiens se livraient à une commune débauche, une commune ivresse, un mouvement dionysiaque – ce que nous verrons plus tard. La libération des passions contamine la ville tout autant si ce n’est plus que l’épidémie de choléra. Nous en témoigne Aschenbach qui, s’il eut été écœuré par l’apparence du « vieux beau » sur le bateau, en devient lui-même sa parfaite réplique en se livrant à des soins cosmétiques de mauvais goût. Enfin, il n’est d’exemple plus flagrant que la scène du groupe de musicien se produisant dans le jardin de l’hôtel qui interprètent une chanson dont le refrain est constitué de rires tonitruants, communiquant une ivresse à une grande partie de la foule de l’hôtel : « le ricanement éclatait avec une sincérité d’accent telle qu’il devenait contagieux et se communiquait aux auditeurs, de sorte qu’une hilarité sans objet s’alimentait d’elle-même, se propageait sur la terrasse. Ce résultat semblait redoubler la gaieté folle du chanteur. Pliant les genoux, se frappant les cuisses, se tenant les côtes, se tordant, il ne riait plus, il s’esclaffait et montrait du doigt la société qui riait là-haut, comme s’il n’y avait rien de plus comique au monde, et à la fin ce fut, dans le jardin et dans la véranda, une hilarité générale à laquelle participaient jusqu’aux garçons, liftboys et domestiques assiégeant les portes ».

Scène du groupe de musiciens se produisant dans le jardin de l’hôtel du Lido d’après le film de Visconti.


La Mort à Venise, expression d’une lutte entre l’apollinien et le dionysiaque

Nietzsche et La Naissance de la Tragédie : entre rêve apollinien et ivresse dionysiaque.

Nous l’annoncions dès notre introduction, La Mort à Venise garde ce fond commun d’une réflexion sur la création artistique en se faisant à bien des égards esquisse d’un essai. Or cet essai est un emprunt à la pensée nietzschéenne, et plus particulièrement à La Naissance de la Tragédie ; œuvre dans laquelle Nietzsche soutiendra la thèse selon laquelle l’art tragique grec naît à la fois du rêve et de l’ivresse, de l’apollinien et du dionysiaque. Nietzsche veut montrer que les Grecs, contre l’opinion commune, ne prônaient pas la sérénité mais bien a contrario que le fondement de leur art repose sur un délire. En effet, Nietzsche distingue deux forces principales de l’art étant pour chacune représentée par une divinité grecque : Apollon et Dionysos. Apollon représente les arts plastiques, notamment la poésie, et se fait le symbole de la rêverie, de l’apparence de la beauté dans la création de l’homme, tandis que Dionysos représente la musique et se fait le symbole de l’ivresse, de la démesure d’une ivresse entremêlée de lucidité. Apollon est la belle apparence, la sagesse et la sérénité tandis que Dionysos est l’extase qui rompt avec l’individu et qui unit les personnes dans une ambiance pleine d’intensité, d’une intensité telle que l’individu perd sa subjectivité et s’oublie. Ainsi, Nietzsche reproche aux apolliniens de considérer les dionysiaques comme des êtres maladifs allant à l’encontre de leur sagesse, alors même que ce sont les être dionysiaques qui affirment le plus la vie.
La perfection d’une œuvre d’art naît alors dans le rapport de ces deux forces contraires que sont l’apollinien et le dionysiaque. Le dionysiaque pénètre le monde apollinien. Alors que l’apollinien « surmonte la souffrance de l’individu » en lui offrant une apparence éternelle de la réalité, le dionysiaque de son côté dévoile à l’individu l’essence de la nature et s’assimile à elle, à son unité originelle et au « vouloir universel ». Alors que l’apollinien cherche un plaisir dans l’apparence, le dionysiaque en cherche dans le dévoilement. L’apollinien doit voiler l’émoi dionysiaque mais le voilant il prend de la puissance dionysiaque et le drame apollinien se transforme en fureur dionysiaque. Malgré le fait que le dionysiaque reste voilé, il a une puissance qui ressurgit lorsque la sagesse apollinienne se déploie. Mais au-delà de cette conception artistique décrivant l’apollinien et le dionysiaque comme deux pulsions désignant deux mondes esthétiques distincts, l’apollinien et le dionysiaque se manifestent également par des états physiologiques dans les vies humaines.
Les concepts d’apollinien et de dionysiaque maintenant exposés, nous entreprendrons l’analyse des personnages de Gustav von Aschenbach et de Tadzio par ces outils nietzschéens assumés par Thomas Mann et ses successeurs, comme nous en témoignent les allusions antiques de Thomas Mann et plus explicitement les dialogues d’Aschenbach et Alfred dans le film de Visconti ou encore les voix de Dionysos et d’Apollon dans l’opéra de Britten.

Aschenbach, le trajet d’un moraliste sombrant par-delà le Bien et le Mal : la perte du masque apollinien et la révélation dionysiaque.

Qui était et qui sera Aschenbach ? Voilà en quoi l’expérience vénitienne a toute son importance au-delà de la mort elle-même. En effet, rappelons qu’au début, Aschenbach est présenté comme un homme respectable, anobli, un féru de travail ayant besoin de repos à force de se livrer à une exigence de travail incommensurable, aux « agacements d’une exigence qui en venait à ne plus pouvoir se satisfaire de rien. L’insatisfaction, certes il l’avait dès l’adolescence tenue pour l’essence même, le fond intime du talent. Pour l’amour d’elle il avait réfréné le sentiment, il l’avait empêché de s’échauffer, parce qu’il le savait insouciant, enclin à se contenter d’à-peu-près, d’une demi-perfection » dénotant la quête d’une sérénité apollinienne à l’encontre des pulsions dionysiaques ; ou encore dans le film de Visconti lorsque celui-ci affirme à l’encontre d’Alfred « L’artiste se doit être exemplaire, un modèle d’équilibre et de fermeté ». Ainsi, Aschenbach semble être l’archétype d’un homme maître de lui-même et de ses pulsions embrassant un idéal artistique apollinien. Cependant, au fur et à mesure du récit, Aschenbach s’éloignera de cet idéal apollinien pour se laisser peu à peu tenter – avant d’y sombrer complètement – pas le dionysiaque. Sans doute le point de bascule faisant passer Aschenbach de l’apollinien au dionysiaque se trouve-t-il dans la rencontre de Tadzio agissant telle une révélation originelle, étant de même le péché originel de l’abandon de l’apollinien. Et si nous employons le terme de révélation, c’est là encore dans sa dimension nietzschéenne car, reprenant le Ecce Homo, Nietzsche écrit : « La notion de révélation, si l’on entend par là que tout à coup, avec une sûreté et une finesse indicible, quelque chose devient visible, audible, quelque chose qui vous ébranle au plus intime de vous-même, vous bouleverse, cette notion décrit tout simplement un état de fait. On entend, on ne cherche pas ; on prend sans demander qui donne ; un pensée vous illumine comme un éclair, avec une force contraignante, sans hésitation dans la forme ». Ainsi, Tadzio agit sur Aschenbach telle une révélation car celui-ci est saisi d’une aversion complète de ses plus hautes estimes morales, ses plus grandes convictions s’effondrent. Le dit apollinien, confronté à la véritable Beauté proprement apollinienne, s’effondre dans le tumulte des passions libérées par l’ivresse produite. Thomas Mann ne cesse par ailleurs d’utiliser le terme d’ « ivresse » pour référer à cette passion dionysiaque, comme lorsqu’Aschenbach suit Tadzio dans les rues de Venise : « Il avait la tête et le cœur pleins d’ivresse, et ses pas suivaient le démon qui se complaît à fouler aux pieds la raison et la dignité de l’homme ». Tadzio, le bel Apollon, a donc transformé la vertu apollinienne d’Aschenbach en vice dionysiaque, ne lui laissant pas même le subtil mélange propre à la création artistique des Antiques mais le livrant aux Enfers, tant par son état moral que par son futur état cadavérique.

L’apollinien dépassé, Aschenbach embrasse Dionysos en revêtant le masque du “vieux beau”, d’après le film de Visconti.

Tadzio, de l’Apollon à l’Antéchrist. 

Tadzio semble tout avoir du personnage apollinien. Représentation de l’idéal plastique dans sa plus entière perfection et beauté, incessantes références à la mythologie de la Grèce Antique nous offrant une personnification du dieu Apollon, Aschenbach affirme lui-même que Tadzio faisait « songer à la statuaire grecque ». Plus encore, Aschenbach emprunte à la philosophie platonicienne la Beauté pure des corps, seule beauté capable d’emprunter la voie de la réminiscence de l’âme. Tadzio est celui qui permet le voyage des âmes terrestres vers le monde divin. Le choix de Visconti est d’ailleurs une parfaite représentation de la description que fait Thomas Mann de son personnage en choisissant Bjorn Andresen : adolescent mince, d’apparence androgyne aux boucles blondes resplendissantes. Or ce même personnage « purement » apollinien provoquera l’ivresse dionysiaque démesurée d’Aschenbach. La « beauté vraiment divine de ce jeune mortel », va intervenir comme une déification du personnage de Tadzio de la part d’Aschenbach. Or, reprenant la pensée nietzschéenne, « Dieu est mort » et les hommes lui substituent des idoles. Dès lors, Tadzio ne serait-il pas une idole ? Plus encore, ne serait-il pas l’Antéchrist, qui, conformément à l’Apocalypse vénitienne en perspective vient prêcher la fin du monde en illusionnant un caractère divin ? C’est ce que nous pousserait à croire une analyse plus poussée du personnage de Tadzio. En effet, sa sagesse apollinienne semble à certains égards rompue comme lorsqu’il aperçoit une famille russe sur la plage : « un nuage de colère et de mépris passa sur son visage. Son front s’assombrit, une moue exaspérée contracta ses lèvres et plissa l’une de ses joues, et ses sourcils se froncèrent avec tant de violence que les yeux parurent s’enfoncer sous l’arcade, et devenus sombres, méchants, lancer de leur retraite des éclairs de haine. Il baissa le regard, tourna encore une fois la tête avec une expression de menace, haussa ensuite les épaules d’un brusque mouvement de mépris et s’éloigna de l’ennemi ». Dès lors, Tadzio, au-delà de son caractère angélique apparaît par là comme démoniaque, violent, lançant des « éclairs de haine » - ce qui n’est pas sans nous faire penser à L’Ange déchu de Cabanel - et l’émancipant ainsi un court instant de l’apparence apollinienne pour exalter son moi profond, les passions destructrices qui animent son corps en son fort intérieur malgré l’apparence d’une perfection apollinienne. Cette conception d’un Tadzio apollinien dans son moi social et dionysiaque dans son moi profond se retrouve dans la dernière scène du récit, lorsque Tadzio adresse son dernier sourire à Aschenbach qui se meurt : « Il semblait à Aschenbach que le psychagogue pâle et charmant lui souriait là-bas, lui faisait signe ; que, détachant la main de sa hanche, il la tendait vers le lointain, et prenant les devants s’élançait comme une ombre dans l’immensité pleine de promesses. Comme tant de fois déjà il voulut se lever pour le suivre ». Ainsi, Tadzio est comparé à un psychagogue, faisant de fait référence à Hermès, messager des dieux conduisant les âmes aux Enfers. Tadzio sourit lorsque Aschenbach meurt, tandis que lui-même survivra sereinement et prendra la mort d’Aschenbach avec un sourire en lui indiquant le chemin des Enfers. Dès lors, Tadzio n’est peut-être pas tant un pur être apollinien mais semble se rapprocher d’une figure antéchristique dupant Aschenbach par sa forme illusionnant la divinité et son fond relatif au mal tant de fois cité par Thomas Mann dans sa nouvelle.

La mort d’Aschenbach, d’après le film de Visconti.

L'Ange déchu, peinture à l'huile sur toile,1847, Cabanel

Du vernis des Antiques comme sublimation des pulsions d’Aschenbach, vers son écaillement schopenhauerien

Les références à la mythologie et la philosophie grecque sont très nombreuses dans la nouvelle de Thomas Mann. Néanmoins, il est intéressant de remarquer que ces références semblent être quelque chose de nouveau pour l’auteur qui n’est pas un habitué des références à la culture grecque…

La place importante de la culture et de la philosophie grecque.

Armand Nivelle, commentateur de Thomas Mann l’affirme : « Apollon terrassé par Dionysos » tel pourrait être le titre donné à La Mort à Venise. Or, celui-ci affirme encore que « l’expérience vécue par Aschenbach se conçoit très bien sans allusion à la Fable, mais les repères helléniques dont elle s’entoure lui donnent une atmosphère, une coloration, un arrière-plan spirituel qui l’élèvent, avec plus ou moins de bonheur, au rang d’un symbole de la création artistique ». Et pour cause, Thomas Mann ne cesse de se référer aux Antiques. Tout d’abord, par un nombre impressionnant de métaphores afin de désigner Hermès, Hadès, l’Odyssée, l’Erotikos de Plutarque, etc. La Mort à Venise est truffée de cette tonalité antique, et va jusqu’à user des grandes thèses philosophiques qui ont marquées l’Antiquité grecque, en se référant notamment au Phèdre de Platon. En effet, Aschenbach trouve une légitimité en ses actions et pensées grâce à la philosophie platonicienne, et plus précisément dans le Phèdre lorsque Socrate soutient la thèse selon laquelle l’amour des beaux corps, tout spécifiquement celui des beaux garçons, permettrait lorsqu’on rencontre une beauté apollinienne, par la réminiscence de l’âme, de retrouver la beauté divine, l’idée même de la beauté. C’est par ces considérations qu’Aschenbach légitime son aversion, le désir qu’il éprouve envers Tadzio qui ne serait que désir noble du grand homme souhaitant se rapprocher de la Beauté pure, de la perfection et d’un idéal de vérité divine. Or, peut-on véritablement croire à cela ?

Schopenhauer, démystificateur d’une intellectualisation grotesque.

L’ensemble de La Mort à Venise se déroule donc sous l’égide d’un schéma Antique, mais ce vernis grecque n’aurait-il pas vocation à s’écailler ? ne devrait-on pas lever le voile d’artialisation dépeignant l’expérience d’Aschenbach ? En effet, Aschenbach, décrit comme un homme ayant initialement toute la bonne volonté du monde est soumis à la libération de ses passions destructrices par la présumée faute de Tadzio. Son amour pour Tadzio n’est autre que la fatalité d’une rencontre artistique qui serait susceptible de le mener à la quête platonicienne de la réminiscence des âmes à travers l’idée de la beauté. Néanmoins, et si tout cela ne serait que sublimation d’une réalité bien moins tendre ? En effet, nous soutiendrons la thèse selon laquelle Aschenbach n’est finalement qu’un être humain cherchant, dans l’art et la philosophie, le moyen de se dédouaner de ce qu’il reconnaît comme étant primairement des vices. Ainsi, si Aschenbach attribue à sa pédérastie le prestige d’une vertu grecque, il semblerait qu’il s’agisse bien plus d’une excuse visant à le dédouaner de ce qu’il sait comme impropre aux yeux de la société. Il en est de même en ce qui concerne les innombrables considérations sur l’art et la création qui ne donneront finalement lieu, malgré les discours héroïques, qu’à la vulgarité d’un passage chez le visagiste lui procurant un soin esthétique semblable à l’apprence du « vieux beau » du début, à savoir, une vulgarité qui l’écœurait. Puis, cette divinisation de Tadzio assimilée à la conception platonicienne d’une beauté se faisant le miroir du monde céleste ne semble qu’être pure batifolage intellectualisé dissimulant, autant que possible, la pédérastie d’Aschenbach. La dépravation morale artialisée devient un prestige de l’esprit. Car rappelons pour finir que Thomas Mann fut un bien plus fervent lecteur de Schopenhauer que de Platon, et que La Métaphysique de l’Amour présente dans Le Monde comme volonté et comme représentation est assez claire à ce sujet : l’amour n’est qu’une ruse du génie de la procréation, dupant l’homme de présumés sentiments n’ayant pour seul objectif l’acquisition de la chaire. Ainsi, reprenons les termes de Nietzsche tels que présentés dans les notes qui devaient constituer La Volonté de puissance : « L’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité ». Nul doute que cette citation convienne à Aschenbach qui, artialisant son expérience de dépravation, s’empêche une mort sociale résultant de l’indignation propre aux vices que décèlerait en lui la société.

 
Ainsi, il semblerait qu’une lecture philosophique de La Mort à Venise nous permette de conduire une entreprise de démystification étant d’une part, propre à la création artistique, et de l’autre à la divulgation de la bassesse d’un être se tentant à la rédemption par l’intermédiaire d’une artialisation et d’une intellectualisation de ses vices. En effet, La Mort à Venise est une guerre au cours de laquelle Apollon et Dionysos s’affrontent sur de multiples fronts, qu’il s’agisse de la lutte entre la passion et la raison, la quête de l’art parfait, l’amour et la mort, ou encore la vie en société et la solitude – guerre qui, malheureusement, ne trouvera jamais la juste balance nécessaire au mouvement créateur d’une œuvre parfaite, si ce n’est … peut-être … dans le personnage de Tadzio lui-même.



Yoann STIMPFLING