Le (citoyen) européen
Le Serment du Jeu de Paume, Jacques-Louis David
Le concept de citoyen européen est apparu progressivement dans une phase récente de la construction européenne. Cette dernière, portant en premier lieu sur des considérations économiques, a vu des aspects politiques s’immiscer pas à pas dans les projets successifs. Une perspective n’allant pas de soi comme le rappellent les échecs passés de l’Europe politique au rang desquels le refus de ratification de la Communauté Européenne de Défense par l’assemblée nationale française en 1954. Ce n’est que quelques décennies plus tard, en 1992, avec le traité de Maastricht, que cette volonté politique revient sur le devant de la scène. L’objectif est de faire de l’Union une instance non plus seulement économique, mais qui définit un citoyen européen avec ses différents droits, venant « compléter » sa citoyenneté nationale. Si le terme s’est imposé dans les discours politiques, les arrêts de la CJUE traçant ses contours en parallèle, il charrie avec lui des influences provenant de l’importance de la composante économique originelle de l’UE. Il suscite également des débats politiques et un questionnement philosophique sur ce qu’est ou doit être un citoyen.
Un projet idéaliste
« On ne peut que répondre négativement à la question de savoir s’il existe aujourd’hui un semblant d’identité européenne ». Cette phrase d’Habermas, qui fait écho au constat d’absence d’un demos européen par l’ancien ministre italien Padoa-Schioppa, soulève un problème fondamental dans la création du concept de citoyenneté européenne. De fait, dans sa conception classique, la citoyenneté est en lien avec une nation préexistante. On peut notamment penser à deux phénomènes historiques majeurs, le Printemps des peuples au XIXe siècle et les décolonisations au XXe siècle, où des nations ont revendiqué une indépendance, symbolisée par la fondation d’un Etat. L’objectif était alors de devenir des citoyens considérés dans une acception politique et de dépasser ainsi le stade de sujet ou de colonisé.
La création du « citoyen européen » marque ainsi une rupture avec ces mouvements puisqu’il s’agit d’une citoyenneté accordée « par le haut » sans conscience civique commune entre les différents peuples existants et pensée comme un dépassement du cadre de l’Etat-nation. Pour autant, la citoyenneté européenne ne peut que s’incarner en prenant appui sur une matérialité réelle pour sortir du monde des idées, celle de la citoyenneté des Etats membres. Ainsi un individu n’accède au statut de citoyen européen qu’à travers une médiation, à savoir la possession préalable de la citoyenneté d’un Etat membre. Il faut noter que cette relation médiatisée, une fois établie, permet à l’UE d’exercer un droit de regard sur la manière dont les Etats membres traitent l’octroi et le retrait de leur citoyenneté aux individus. On remarque cela avec l’audacieuse jurisprudence de la CJUE et ses exemples multiples: les arrêts « JY », « Tjebbes » ou encore « Rottman ». Si la CJUE y réaffirme la responsabilité des Etats-membres en ce domaine, elle souligne également que ce pouvoir n’est pas discrétionnaire et se doit d’être proportionnel, démontrant ainsi paradoxalement que l’UE pose des limites.
En outre, en l’absence d’un peuple européen, se pose la question de l’identité européenne. En effet, la construction d’une citoyenneté européenne au sein d’une mosaïque d’Etats avec des valeurs, systèmes familiaux et cultures diverses suppose de trouver un dénominateur commun pour susciter un sentiment d’appartenance. Un défi qui n’est pas sans risque, l’identité se formant souvent en rejet de l’altérité afin de déterminer des éléments distinctifs. Ce penchant xénophobe, déjà relevé par des études en psychologie sociale, tend à se retrouver dans les discours et les représentations que l’UE a d’elle-même, en témoigne ce discours de Josep Borrell au Collège d’Europe à Bruges en 2022, opposant le « jardin » européen à la « jungle » menaçante et extérieure.
Le citoyen européen sous l’oeil du marché
D’autres critiques adressées à la citoyenneté européenne se concentrent sur la prédominance des aspects économiques qui entrent dans sa constitution. Les arrêts qui conçoivent un citoyen comme un agent économique sont nombreux. On peut citer à ce titre les longs débats entourant la proposition de directive Bolkestein. Cette dernière, portant sur la thématique houleuse du travail détaché, souhaitait que les prestataires de service ne se voient pas appliquer le droit du travail du pays hôte mais de leur pays de provenance en cas de dépassement d’une frontière pour travailler. Ce projet a suscité des vagues d’inquiétudes au sein de nombreux Etats membres, craignant un nivellement par le bas des protections sociales. On a vu s’opposer la défense d’une vision économique de la citoyenneté européenne fondée sur l’accès au marché et la destruction des entraves à une crainte légitime de dumping social parmi les peuples européens.
La « galerie de portrait » dépeinte par le professeur de l’université de Saint-Louis Antoine Bailleux expose l’idée selon laquelle le citoyen européen est avant tout appréhendé comme un agent économique plus ou moins efficace: travailleur, consommateur, méritant, sédentaire, profiteur, …. On comprend que le « contrat social » mis en place s’éloigne des notions politiques et que l’économique prend l’ascendant. En analysant cette typologie hiérarchisée déduite implicitement des textes de loi par Antoine Bailleux, on comprend que la CJUE entérine et légitime une infrastructure économique où priment travail transnational et consommation. Les arrêts « Viking » et « Laval », portant sur le droit de grève et d'action collective, mettent en lumière la primauté des libertés économiques sur les revendications sociales dans les décisions juridiques, plaçant ainsi le citoyen européen sous l'œil du marché. Cette dynamique jurisprudentielle s'accompagne d'une recherche de fiscalité avantageuse de la part des acteurs économiques, suscitant une compétition entre les systèmes étatiques en matière de droit du travail et de protection sociale. Cette mise en concurrence exacerbée où l’économie domine les droits politiques, peu concrets dans le quotidien des populations « sédentaires », nourrit le désenchantement des citoyens envers l'UE, perçue comme une entité entrainant l’affaiblissement des modèles sociaux. La disjonction entre une économie libérale européenne et des politiques sociales maintenues à un niveau principalement étatique accentue ce mécontentement. Ainsi, avec une influence économique prenant le pas sur le politique, le citoyen européen se forge une perception négative de l'UE, illustrant le hiatus entre les impératifs économiques et les aspirations sociales.
Emilien Pigeard
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