Le corps, l’esprit et la volonté de puissance


 

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Juvénal et le « Mens sana in corpore sano »

« Mens sana in corpore sano » (« Un esprit sain dans un corps sain »). Formule des plus populaires, connue de tous, répétée à tort et à travers, celle-ci est même devenue la devise d’une célèbre marque de sport. En effet, l’acronyme de la marque ASICS fondée par Kihachiro Onitsuka est dérivé de l’expression originelle « Mens sana in corpore sano » pour former « Anima sana in corpore sano » (Une âme saine dans un corps sain).

Ladite maxime est, comme nous l’affirmions précédemment bien connue de tous. Or, est-elle pour autant comprise ? A vrai dire, nous sommes en droit de nous demander comment la comprendre… Outrepassant la banalité de la formule, n’avons-nous pas retiré son essence en excluant la place de l’esprit ? En effet, la satire ne semble plus qu’employée afin de prôner le soin du corps en omettant celui de l’esprit. Tout au plus l’esprit est-il ici considéré comme une vague ébauche de spiritisme qui n’est pas sans nous rappeler le discours naïf du développement personnel : ‘’ Mangez sainement et pratiquez une activité sportive régulière afin de vous sentir bien et d’être heureux !’’. Hippocrate affirmait que « l’homme doit harmoniser l’esprit et le corps ». L’harmoniser. Non pas les séparer au détriment ou à la faveur de l’un ou de l’autre. C’est pourtant l’erreur fondamentale commise par Socrate, faute impardonnable des – pour reprendre l’expression nietzschéenne – contempteurs du corps.

 

De l’importance du corps chez les Hellènes

Si Socrate prônait la dissociation du corps et de l’âme en fustigeant le corps, les Hellènes témoignent au contraire d’une importance certaine pour celui-ci. En effet, ces derniers valorisent la force, la bravoure et la puissance desquelles le corps ne peut se soustraire. Ainsi, la pratique du sport et le culte du corps revêtent une place centrale chez les Grecs de l’Antiquité, comme nous pouvons le constater à travers leurs sculptures et les traces historiques de leurs multiples compétitions sportives. Les Hellènes sont partisans de la beauté apollinienne prônant l’harmonie, s’opposant de fait à la difformité dionysiaque attribuée à Socrate. Le canon de beauté des Grecs de l’Antiquité peut se révéler sous l’union du corps et de l’âme, ces derniers érigeant le corps et ses capacités physiques comme reflet de l’âme et gage de vertus éthiques et morales. Or Socrate – comme nous l’introduisions précédemment – dissocie l’âme et le corps en affirmant la supériorité de l’âme sur le corps.

Au-delà des exemples précédemment cités sur l’importance que les Grecs portaient au corps, sans doute sa trace la plus intéressante se retrouve-t-elle dans l’éducation traditionnelle grecque. La lecture d’Homère nous enseigne cet idéal grec exaltant l’amour de la gloire, de soi, du mérite, de la bravoure et de la force du corps et de l’esprit. Ainsi l’honneur est érigé comme valeur fondamentale de l’existence, plus fondamentale que la vie elle-même. Dans l’Antiquité grecque, la paideia peut se définir comme une formation, ou plus précisément comme une éducation transmise aux jeunes hommes afin de leur faire atteindre l’excellence corporelle et intellectuelle qui fera d’eux de bons citoyens. Rhétorique, mathématiques, philosophie, géographie mais aussi gymnastique font toutes partie de la liste non-exhaustive des divers enseignements dispensés aux jeunes athéniens. Dès lors, rappelons qu’Athènes était une démocratie et que la paideia servait ainsi à l’élévation d’un homme se devant d’être digne de sa citoyenneté en s’accomplissant dans le corps de la cité. Dès lors, la paideia ne doit pas être perçue telle une éducation visant à l’apprentissage d’un métier particulier si ce n’est celui d’exercer sa parfaite citoyenneté. Celle-ci ne vise qu’à la formation de l’homme en tant qu’homme ; homme libre et noble sensible à la beauté. Ainsi le corps et l’âme sont-ils intimement liés dans la quête d’un idéal commun : l’homme bon et beau, tout autant par son corps que par son esprit.

 

Nietzsche et l’anéantissement de la dissociation traditionnelle entre l’âme et le corps

Comme nous le précisions, la tradition philosophique déprécie, voire répudie le corps au profit de l’âme. En effet, Socrate érige la permanence comme critère fondant la supériorité de l’âme sur le corps : l’âme étant permanente a contrario du corps qui est mobile, cette dernière lui est supérieure car plus fiable et par conséquent plus réelle. Si telles sont les justifications de Socrate, à ce déchirement de l’âme et du corps réagira Nietzsche qui inversera la thèse de l’Ancien. De fait, Nietzsche s’oppose farouchement à la dissociation socratique de l’âme et du corps en affirmant pour cela que l’essence même de la réalité est d’être changeante, mobile et fugitive, revêtant ainsi toutes les caractéristiques du corps a contrario d’une âme cherchant la stabilité. Dès lors, le corps est pour Nietzsche supérieur à l’âme pour ce qui est de cerner la réalité.

Mais Nietzsche va bien plus loin dans son étude du corps et de l’âme, celui-ci réfutant le dualisme traditionnel du corps et de l’âme, comme ce dernier nous l’expose dans Ainsi parlait Zarathoustra :

Corps suis tout entier, et rien d’autre, et âme n’est qu’un mot pour quelque chose dans le corps.

En effet, l’homme n’est pour Nietzsche que corps régi par des instincts. De fait, ce qui est traditionnellement attribué à l’âme n’est que guidé par le corps : l’âme n’est qu’une partie du corps. C’est en cela que Nietzsche définira la place prépondérante devant être accordée à l’étude du corps en philosophie alors même que la discipline se dédiait jusque-là presque exclusivement à l’âme.
Chaque individu est constitué de pulsions, de pulsions qui lui sont propres, celles-ci étant âme et agissant tel un principe moteur de l’action de l’homme. Ainsi, les âmes sont des volontés de puissance qui interprètent le monde. Or ces volontés de puissance peuvent être de deux sortes. L’une est ascendante, favorable à l’épanouissement de la vie ; l’autre est décadente et de fait s’oppose à ce même épanouissement. Lorsque la volonté de puissance est ascendante, celle-ci est propice à la création et à l’expansion de la vitalité. A contrario, si cette même volonté de puissance est décadente, l’homme se verra confiner à la seule conservation de soi. Voilà sans doute l’une des distinctions fondamentales pouvant être relevée entre l’aristocratie nietzschéenne et la médiocrité : la nécessité de sacrifier la seule conservation de sa vie à une cause plus grande, un sacrifice de la vie pour la vie.

La lumière la plus aveuglante, la rationalité à tout prix, la vie lumineuse, froide, avisée, consciente, sans instincts, résistant aux instincts, n’était elle-même qu’une maladie, une autre maladie, et nullement un retour à la « vertu », à la « santé », au « bonheur »… Être obligé de lutter contre ses instincts – voilà bien la formule de la décadence : tant que la vie suit une courbe ascendante, bonheur égale instinct.

C’est dans ce passage du Crépuscule des idoles que l’on constate clairement le reproche que Nietzsche fait à Socrate. L’homme ne doit pas congédier ses instincts au profit de l’austérité, mais doit affirmer sa pleine vitalité dans l’acceptation de ces derniers en cherchant à leur faire suivre une courbe ascendante. Le reniement des instincts est du côté de la médiocrité lorsque leur affirmation tend vers l’aristocratie nietzschéenne.

Or l’âme étant – dans une conception nietzschéenne – une partie du corps, ne pourrions-nous pas supposer que le développement physique du corps, son soin, sert par conséquent l’âme ? Un corps fortifié pour une âme fortifiée. Aux contempteurs du corps, à ceux qui souhaitent nier le corps en implorant les arrière-mondes, ne devrions-nous pas substituer les athlètes qui acceptent et sculptent leur corps de façon à favoriser l’expression d’une volonté de puissance ascendante?

Pierre de Coubertin et le « Mens fervida in corpore lacertoso »

Si nous évoquions précédemment le « Mens sana in corpore sano » de Juvénal, la volonté de puissance nietzschéenne pourrait nous amener à remodeler la formule en suivant la pensée de Coubertin. En effet, celui-ci réfute l’« esprit sain dans un corps sain » qu’il conçoit comme une formule toute faite destinée à la frêle et craintive bourgeoisie. Dès lors, à la mesure, ne devrions-nous pas substituer la démesure, le dépassement de soi et de sa condition sur les pas du surhomme ? Dans son Discours d’ouverture du Congrès Olympique de 1925, Pierre de Coubertin affirme au sujet du sport qu’« il lui faut la liberté de l’excès. C’est là son essence, sa raison d’être, c’est le secret de sa valeur morale… Car l’audace pour l’audace, sans nécessité réelle, voilà par où notre corps survole son animalisme ». Ces quelques mots ne sont pas sans nous rappeler un certain nietzschéisme. En effet, nous exposions précédemment que la volonté de puissance pour Nietzsche se doit d’être ascendante afin de mener l’homme à la création à l’encontre de la seule conservation de soi pensée comme une dégénérescence. Or le sport, s’il tend vers l’excès est alors susceptible de mener à ces volontés de puissance ascendantes à l’encontre de la seule quête d’un « corps sain ». C’est pourquoi Coubertin préférera au « Mens sana in corpore sano », le « Mens fervida in corpore lacertoso » (« Un esprit ardent dans un corps robuste »). Dès lors, Pierre de Coubertin pense la relation entre l’esprit et le corps comme une relation d’interaction constante dans laquelle le corps est le serviteur de l’âme. Si – dans une perspective nietzschéenne – l’âme est une partie du corps, il paraît alors naturel que le développement du corps serve le développement de l’esprit, et qu’un corps robuste permettra un esprit ardent, comme en témoigne les mots de Coubertin prononcés le 1er juin 1923 :

Le sport en France sera intellectuel ou ne sera pas… il sera le rempart silencieux et bien surveillé derrière lequel l’individu réalisera son ascension cérébrale.

Ainsi, du développement physique doit advenir le développement de l’esprit et de la musculature du corps doit s’élever la musculature de l’esprit. Dès lors, à la mesure d’« un esprit sain dans un corps sain », sans doute faudrait-il opposer la démesure, l’affirmation de ses volontés de puissance par le corps dans l’acceptation et le développement de ce dernier. Car si l’esprit n’est qu’une partie du corps, alors la fortification du corps sera fortification de l’esprit. Les travaux scientifiques de ces dernières années ne sont pas bien loin de cette thèse. La découverte de la plasticité cérébrale affirme la capacité du système nerveux à produire de nouvelles connexions. Dès lors, le sport serait bénéfique à la neurogénèse, procédé par lequel se forme de nouvelles synapses et de nouveaux neurones. Si nous ne développerons pas dans cet article un exposé catalogue des différentes vertus du sport sur l’esprit, les exemples sont pourtant nombreux : amélioration de la circulation sanguine fluidifiant l’oxygénation de notre cerveau, sécrétion de dopamine et d’endorphines, production d’une protéine répondant au nom de brain-derived neurotrophic factor permettant la production de nouveaux neurones… Comme annoncé précédemment, les exemples sont innombrables.

Ainsi, au mépris du corps il nous faudra substituer notre intérêt pour celui-ci et à notre intérêt nous devrons allier l’esprit. Aux contempteurs du corps nous laisserons la décadence, lorsque les plus braves allieront corps et esprit dans une alliance glorieuse vers l’ascension de leur volonté de puissance. De fait, sans doute ne faut-il pas tendre à « un esprit sain dans un corps sain », mais à une course perpétuelle entre l’esprit et le corps devant se dépasser puis se rattraper afin de s’élever mutuellement dans l’affirmation de la volonté de puissance ascendante de l’individu.

Yoann STIMPFLING