L’économie moderne et ses fondements religieux


El Greco, Le Christ chassant les marchands du temple, 1600Crédit : Wikipédia

El Greco, Le Christ chassant les marchands du temple, 1600

Crédit : Wikipédia


Edouard Jourdain, professeur à l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussés et spécialiste de Pierre-Joseph Proudhon, a publié en janvier 2021 l’ouvrage intitulé Théologie du capital dans lequel il étudie la religiosité de l’économie capitaliste moderne et en tire des déductions rigoureuses. Nous pouvons croire que le système capitaliste rationnel avec son économique libérale dérégularisée s’est détaché de tout caractère religieux, or le capitalisme a des origines religieuses indéniables comme le prouve Jourdain. La structure du système économique actuel relèverait par conséquent d’un mécanisme évolutif d’ordre théologico-politique. Edouard Jourdain défend ainsi la thèse selon laquelle la chrématistique, c’est-à-dire le fait qu’il n’y ait aucune limite à la richesse et à la propriété, tel que le définit Aristote, est au centre du système économique et politique que l’on nomme capitaliste. Bien qu’il y ait eu des limites religieuses pour enrayer son développement, que ce soit dans l’Antiquité ou au Moyen Âge, cette chrématistique s’est nourrie de catégories religieuses. Voilà donc le paradoxe de sa thèse qui en fait d’ailleurs sa force : la religion a à la fois limité et propagé les mécanismes capitalistiques. Le système économique du capitalisme s’est par conséquent libéré du domaine religieux qui l’a vu naître. Nous pensons que le capitalisme est indépendant de la religion et à vrai dire cela n’est pas faux dans la mesure où ce système politique s’en est émancipé. Ce qu’il faut comprendre, c’est que le capitalisme n’aurait pas pu voir le jour sans la religion. L’économie chrématistique est, d’un côté, conjurée par la religion dans la mesure où elle pose des limites afin d’éviter les démesures, mais d’un autre côté cette économie est favorisée par la religion car le religieux possède en lui l’illimité et la relation absolue entre les dieux et les humains, en témoigne l’existence des sacrifices. Cette économie chrématistique, par son expansion, a ainsi hiérarchisé la société, a favorisé le processus d’anonymisation des individus ainsi que leur substitution.

Dans un certain sens, Jourdain réactualise certaines thèses anciennes comme celle de Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, ouvrage dans lequel il soulignait déjà le caractère religieux de l’origine de l’esprit capitaliste moderne. Nous avons analysé dans un précédent article que la thèse de Weber selon laquelle l’éthique protestante aurait créé l’esprit du capitalisme n’était qu’un facteur parmi d’autres de l’expansion de ce système.

Jourdain, pour expliquer les mécanismes de l’économie moderne, s’appuie sur une étude des origines des catégories de l’économie politique comme le marché, la monnaie ou encore la propriété privée. Il nous donne ainsi des clés d’interprétation pour saisir d’où viennent les notions importantes du capitalisme, donc de notre système politique actuel. Il existe deux enjeux pour Jourdain dans ce texte : d’une part rendre visible les origines théologiques et religieuses du système économique moderne, qui se considère comme totalement rationnel ; d’autre part penser l’alliance des catégories religieuses et économiques afin de redéfinir la sécularisation. Son entreprise suppose donc de parcourir l’histoire en recherchant une dimension religieuse de l’économie moderne, ce qu’il réalise en fournissant aux lecteurs de multiples exemples.

 

Le marché

Jourdain rappelle qu’Adam Smith a enseigné la théologie et que pour lui science et théologie se confondent, qu’il existe un ordre quasiment naturel entre les deux qui répond à une certaine planification divine. Nous avons surtout retenu de Smith sa théorie de la main invisible pour désigner le marché économique moderne. En effet le marché, où des individus libres passent des contrats, est une loi autorégulatrice ; cela signifie que les individus sont dans le marché mais ce ne sont pas eux qui ont formé sa loi. Cette image n’est pas anodine et a une origine théologique dans la mesure où, je cite Jourdain, « les individus doivent obéir à la loi du marché comme ils doivent obéir à Dieu ». Adam Smith, en utilisant le terme de « main invisible », actualise la Providence divine dans le domaine économique. Ainsi, tous les événements du monde suivent un certain ordre dont le mouvement a été institué par Dieu et même les vies misérables ont une utilité, en l’occurrence celle de participer à la perfection de l’ensemble du monde. L’ordre divin s’immisce dans l’économie et les inégalités sociales sont alors justifiées par l’ordre naturel du marché dans la mesure où cette loi autorégulatrice profite à tous et participe à la santé globale du cosmos. La justice devient alors une notion obsolète car la hiérarchie au sein de la société profite absolument à tout le monde. La main invisible de Smith, pourrait-on dire, est la Providence économique qui se plaque sur le modèle de la Providence divine. De fait, Adam Smith, que l’on considère comme l’un des pères de l’économie capitaliste, construit ce système sur des fondements d’ordre théologique.

Jourdain, après cette réflexion, va plus loin en parlant des prix au sein même du marché autorégulateur. Le marché, par les prix, révèle le modèle de l’économie. Dans cette mesure, le prix sera vrai seulement si tous les individus le suivent. En définitive, comme le remarquait déjà Michel Aglietta dans La Monnaie entre dettes et souveraineté que Jourdain cite, les prix du marché s’apparentent à la parole du prophète qui se réalise si les individus la croient.

D’un côté, le marchant est mal vu par la communauté chrétienne d’où l’image répandue de Jésus chassant les marchands du temple afin qu’ils ne corrompent pas ce lieu sacré. La ville a cependant au Moyen Âge une relation ambivalente avec les marchands. En effet, bien qu’en leur sein les marchés et la finance se développent, les villes limitent leur expansion par l’intermédiaire de douanes pour éviter le commerce international ainsi que son invasion dans tous les domaines de la société : cela provoquerait une dissolution de la société dans le sens où tous les individus seraient entre eux des concurrents. Le peuple chrétien se positionne donc d’une double manière : il conjure à la fois le commerce et l’accepte, le renforce. Cependant, au XVIIIème siècle, le commerce devient central dans les sociétés humaines en Europe.

 

La monnaie

Nous pensons habituellement que la monnaie, depuis qu’elle a pris le nom d’argent au XVIIIème siècle, ne se réduit qu’à faciliter les échanges. Or c’est oublier son origine religieuse ainsi que sa fonction sacrée. Nous apprenons par Jourdain que la création de la monnaie remonte aux rituels sacrificiels dans les temples. Bien qu’au départ les humains sacrifiassent d’autres humains ou des animaux pour les offrir aux dieux et ainsi recevoir leur bienveillance, ils substituèrent ensuite la chair humaine et animale à la monnaie. C’est pourquoi sur les premières monnaies romaines figuraient des taureaux et autres animaux servant aux sacrifices. Nous voyons par cet exemple que le sacrifice religieux a pris une dimension économique et que la monnaie a une valeur symbolique très forte. De plus, lorsque les empereurs et les rois commencent à apparaître sur les pièces de monnaie, ce n’est pas tant pour asseoir leur autorité que pour affirmer la sacralité de leur personne.

Néanmoins, vers le XIIème siècle, la monnaie prend de plus en plus de place dans la société et des critiques se lèvent contre son expansion. Certains textes chrétiens visent alors à dénoncer ce culte naissant envers l’argent et c’est ainsi que la véritable condamnation de l’avarice émerge. L’avare est alors à dénigrer dans la mesure où il se nuit à lui-même mais aussi et surtout parce qu’il s’éloigne du monde, étant protégé par l’argent. Cela ne suffit cependant pas à enrayer la machine-argent, en effet au XIVème siècle naissent et se développent les monnaies privées fixées par les marchands et les comptables au détriment de la monnaie publique instaurée par la loi royale. Comme le note Jourdain, « cette transition qui a lieu au tournant du XIIIe siècle et XIVe siècle constitue ce que l’historien Marc Bloch appelle la « seconde phase de la féodalité » et préfigure l’avènement du capitalisme ». De cela, nous pouvons tirer une conséquence : la monnaie unit et désunit dans la mesure où il faut au moins deux personnes pour établir un échange mais qu’une fois l’échange effectué le lien de dépendance entre les deux individus est rompu.

Nous assistons les siècles suivants à une autonomisation progressive de la monnaie, à l’émergence de l’argent comme seule valeur d’échange et au XIXème siècle à ce que Marx appelle le fétichisme de la marchandise. Ce terme n’est, une fois de plus, pas anodin ; Marx pointe en effet du doigt le fait que la société capitaliste n’est pas si rationnelle que cela dans la mesure où son économie repose sur les désirs individuels et que la marchandise possède en elle-même une valeur sacrée.

 

Le droit de propriété

Jourdain analyse plus loin la notion de propriété pour défaire l’idée selon laquelle elle n’aurait qu’une dimension économique. Il va alors démontrer que son origine est, encore une fois, d’ordre religieux. Il cite donc Fustel de Coulanges, historien français du XIXème siècle, qui a écrit La Cité antique et qui défendait dans cet ouvrage l’idée que la propriété privée dans les sociétés anciennes (les Grecs et les Romains) a un fondement religieux. A cette époque, le territoire domestique possédait des bornes, des frontières sacrées et leur transgression représentait un blasphème. Jourdain cite alors Les Lois de Platon : « Notre première loi doit être celle-ci : Que personne ne touche à la borne qui sépare son champ de celui du voisin, car elle doit rester immobile. » La propriété est sacrée dans l’Antiquité grecque et romaine car elle permet de sauvegarder les rapports sociaux et n’est donc pas économique et subjective telle que nous la concevons aujourd’hui.

Avec l’arrivée du christianisme, les humains deviennent les locataires des lieux dans la mesure où seul Dieu en est le véritable propriétaire. Le rôle des humains est alors de préserver les lieux que Dieu leur a donnés. Cependant, de plus en plus, « le domaine humain devient alors le prolongement du domaine divin, où le pouvoir de l’homme est à proprement parler un droit », comme l’écrit Jourdain. Les individus deviennent peu à peu les véritables propriétaires des terres en s’éloignant de la souveraineté divine. Les humains prennent le pouvoir absolu de Dieu dans la mesure où la propriété privée devient une institution permettant aux sociétés de s’identifier par le truchement du droit. Nous voyons par conséquent une fois de plus que l’un des concepts économiques de nos sociétés modernes provient d’un certain ordre théologique, ou du moins religieux.

 

Dès lors, nous ne pouvons donc connaître le système et le monde qui nous entourent qu’en prenant conscience de son caractère résolument théologico-politique. Bien que les religions aient été conscientes du caractère fermement destructeur de la chrématistique, ils n’ont pas réussi à conjurer suffisamment ses forces et ses potentialités. Cet ouvrage dense, Théologie du capital, convainc à coup sûr bien qu’il soit d’une longueur insuffisante à mon humble avis. Jourdain aurait pu davantage expliciter certains points afin d’éclaircir et de développer ses propos.

Le capitalisme tel que nous le connaissons représente l’aboutissement de l’économie chrématistique, autrement dit de la concurrence généralisée, de la recherche de profit et de l’ouverture du marché au niveau global, entre autres. De fait, cette économie a pu autant se développer et s’instaurer car les conjurations religieuses à son égard se sont peu à peu dissipées. La chrématistique est un concept complexe dans la mesure où les conséquences de son actualisation sont toujours paradoxales, en effet elle permet à la fois une émancipation et une aliénation, possède en elle un devenir d’égalisation des individus mais est aussi source d’inégalités.

Jean


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