Nietzsche et sa critique ambiguë de la morale platonicienne


Platon et Nietzsche


Nietzsche donne une certaine importance aux morales dans son œuvre philosophique dans la mesure où elles ont un rôle majeur dans le façonnement de la culture et où elles s’appliquent directement sur le corps, autrement dit sur la source de toute interprétation. Dans la tradition philosophique, d’innombrables penseurs – dont le plus ancien est Platon – ont édifié une unicité de la morale comme un présupposé fondamental. Nietzsche souhaite dans cette optique revenir à cet héritage platonicien, repris ensuite par le christianisme, dans le but de remettre en question l’idée de bien en soi et, plus généralement, dans le but de remettre en cause la notion même de dualisme en philosophie. Car la croyance fondamentale des métaphysiciens comme Platon est la croyance en des oppositions de valeurs. Dans cette perspective, le pôle valable ne peut pas dériver du pôle méprisable, par exemple l’altruisme ne peut pas dériver de l’égoïsme. L’objectif de Nietzsche, en critiquant la morale platonicienne et son héritage, est de fixer une nouvelle direction à l’histoire de la morale.

En effet les valeurs ne sont pas des absolus mais « seulement » des croyances fondamentales qui renvoient à une certaine interprétation du réel, interprétation suscitée par les exigences pulsionnelles des vivants. Nietzsche s’intéresse au problème de la morale en philosophie car celle-ci a oublié, durant toute son histoire, le problème de sa valeur. Le défi de Nietzsche est de faire comprendre que la morale héritée du platonisme, qui favorise l’ascétisme, n’est qu’une morale parmi d’autres et qu’elle n’a pas un statut universel, éternel ou absolu. « Formulons-la, cette exigence nouvelle : nous avons besoin d’une critique des valeurs morales, il faut remettre une bonne fois en question la valeur de ces valeurs elle-même (...) »(1). En somme, il n’y a pas de morale qui ne soit pas la répercussion et la mise en œuvre de choix axiologiques fondamentaux qui fixent une hiérarchie des biens.

Nietzsche donne davantage de légitimité à l’art qu’à la vérité considérée comme en soi : « L’art vaut plus que la vérité »(2). Il veut ainsi faire de sa philosophie un « platonisme inversé : plus on est loin de l’étant véritable, plus pur, meilleur c’est. »(3) Nietzsche considère en effet qu’il n’existe pas de sens ni d’essence à la réalité mais qu’il existe une réalité interprétative où de multiples forces entraînent des sens particuliers. La critique de Platon est assez récurrente dans l’œuvre nietzschéenne et elle semble radicale, en témoigne la citation ci-dessus. Néanmoins dire que Nietzsche est contre Platon pose une myriade de problèmes dans la mesure où, bien que Nietzsche condamne le platonisme et son héritage, il fait souvent l’éloge de Platon, philosophe ayant une puissance de pensée remarquable.

Toujours est-il que Nietzsche remet en question l’idée d’un bien en soi unique pour tous les êtres humains, idée formulée par Platon. Il veut ainsi libérer la culture européenne de la négation relative à ces valeurs idéalistes moralisantes. L’objectif nietzschéen est d’affirmer qu’il n’existe que de l’apparence et que cette apparence n’est pas moralement condamnable. Cette entreprise revient à critiquer le dogmatisme philosophique et à remettre en question la conception dualiste sur laquelle la philosophie repose depuis le platonisme. « Vous allez me demander tout ce qui, chez les philosophes, relève de l’idiosyncrasie ?... C’est, par exemple, leur absence de sens historique, leur haine contre l’idée même de devenir, leur « égypticisme ». »(4) Les idiosyncrasies sont les sensibilités individuelles d’un organisme par rapport à certaines substances dont il ne peut supporter le contact et dont il veut se débarrasser. En l’occurrence, pour Nietzsche, la métaphysique a des idiosyncrasies, dont le devenir et les sens. Les métaphysiciens comme Platon les mettent à l’écart et fondent ainsi leur philosophie en introduisant de l’unité là où il n’y en a pas. En effet la dialectique de Platon est une recherche de la raison qui falsifie les sens, l’incessamment autre et donc la réalité elle-même, c’est pourquoi il ne peut pas concevoir une autre morale que celle reposant sur un bien absolu.

Tout d’abord, Nietzsche aborde une position de perspectiviste contre la position dogmatique de Platon : « Il n’y a qu’un voir en perspective, qu’un « connaître » en perspective ; plus nous laissons d’affects prendre la parole au sujet d’une chose, plus nous savons nous donner d’yeux, d’yeux différents pour cette même chose, et plus notre « concept » de cette chose, notre « objectivité » seront complets. »(5) Cette différence de position philosophique va dans le sens d’une critique nietzschéenne concernant la morale de Platon. Nietzsche admet en effet dans certains de ses textes que Platon a été l’inventeur du concept de Bien et que cette invention a favorisé l’émergence d’une morale plébéienne. Or, ce qu’il faut analyser plus précisément, ce sont les distinctions qu’entreprend Nietzsche entre l’homme Platon et sa philosophie, et entre la pensée de Platon et le Platon contaminé par le socratisme.

Il est compliqué de discerner les critiques que fait Nietzsche de la morale de Platon, de la morale du Platon socratisé et enfin de la morale du platonisme chrétien, donc vulgarisé. La critique de Nietzsche est surtout celle-ci : la morale platonicienne, dans ses grandes lignes, est une morale socratique, donc d’idéaliste. Et cette morale de plébéien a favorisé l’émergence de la morale chrétienne, une morale de faibles. L’idéaliste est donc l’homme qui fuit la réalité tandis que le réaliste se confronte à ce qui est problématique et terrible dans celle-ci. En d’autres termes Socrate, idéaliste, est un lâche tandis que Nietzsche est un réaliste, autrement dit un combattant de la vie, un guerrier de l’existence qui déploie sa puissance pour interpréter la réalité. Dès lors, ce qui caractérise une culture supérieure est son réalisme et ce réalisme se trouve absent dans la culture socratique. « Culture supérieure de la tragédie et la sophistique, culture décadent du socratisme et du platonisme : la pensée de la culture débouche sur l’inversion des appréciations traditionnelles. »(6) Néanmoins Platon, bien qu’il soit un philosophe marquant le déclin de la volonté, reste influencé par un certain héritage, en l’occurrence celui des instincts de lutte des Grecs.

Les morales idéalistes, comme celle du Platon socratisé, ont façonné des types d’homme souffrant, malade, des types d’homme dont la vie est en déclin. Toutefois Nietzsche considère que les religions, les morales et les philosophies peuvent aussi être au service de l’expansion de la vie. La tâche du philosophe est ainsi de susciter, en hiérarchisant les types de culture selon l’échelle de la volonté de puissance, l’apparition d’un type humain élevé, fort et sain. Il faut donc privilégier certains instincts au détriment d’autres afin que soit possible la naissance d’une culture valorisant l’épanouissement de la vie, donc qui a pour fondement des valeurs affirmatrices, hautes. L’idée essentielle de Nietzsche concernant la nouvelle tâche de la philosophie est d’interroger les valeurs et non plus de rechercher la vérité comme en soi. Il s’agit de remettre en question les valeurs fondamentales de la culture afin de créer des valeurs nouvelles plus favorables à la vie elle-même. La philosophie n’est plus, avec Nietzsche, la recherche de la vérité mais une tentative d’interprétation des cultures et des types humains : l’activité philosophique – relative à la législation et à la médecine – est donc davantage une Experiment. Mais finalement – et Nietzsche en était conscient – Platon n’est pas qu’un philosophe exposant des théories philosophiques dans le sens où il est surtout un réformateur et un législateur. En effet ses thèses sont davantage des moyens pour imposer des valeurs déterminées que de simples expositions concernant la vérité. Pour cette raison, Nietzsche se sent très proche de l’attitude de Platon dans la mesure où Nietzsche se sent lui-même législateur et médecin de la culture (rappelons-le, Platon définit le philosophe comme médecin de la cité dans La République). Cela signifie que Nietzsche considère Platon à la fois comme son ami – pour son attitude philosophique – et comme son ennemi – par le type de valeurs qu’il a répandu.

En outre, Nietzsche critique la morale inspirée de Platon non pas seulement pour la récuser mais aussi et surtout pour exposer sa logique de reconstruction de la civilisation, c’est pourquoi il met en place son hypothèse de la volonté de puissance, hypothèse devenant la tentative interprétative la plus légitime pour saisir la réalité. Nietzsche remet en question les valeurs culturellement admises et héritées du platonisme, comme celle de bien en soi, pour critiquer un privilège moral au sein des valeurs qui s’est implanté dans la culture européenne. Ainsi, en critiquant les valeurs traditionnelles de la culture européenne, Nietzsche interroge l’ensemble des activités humaines au sein de cette culture.

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(1) Nietzsche Friedrich, La généalogie de la morale, Paris, Librairie Générale Française, 2000, p.56

(2) Fragments posthumes XIV, 17 [3] ; cité dans Wotling Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1995, p.11

(3) Fragments posthumes de La naissance de la tragédie, 7 [156] ; cité dans Wotling Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1995, p.11

(4) Nietzsche Friedrich, Crépuscule des idoles, Paris, Gallimard, 1974, p.25

(5) Nietzsche Friedrich, La généalogie de la morale, Paris, Librairie Générale Française, 2000, p.213

(6) Wotling Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1995, p.312

Jean


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Dimanche 8 janvier 2023