Son visage


Crédit image: Inés Alvarez Fdez

Le soleil pose son reflet sur le long ruban d’eau et réchauffe sa nuque constellée de frissons. L’agitation autour est diverse. Elle s’attarde sur les visages, se demande s’il y a une part de vérité dans l’exaltation qui s’y concentre et en émane, ou s’il s’agit en réalité d’un théâtre orchestré, d’un monde illusoire au charme ininterrompu. Les visages. Il y a ceux sur lesquels elle pose un bref regard. Ceux qu’elle sonde. Ceux qu’elle interroge promptement. Elle se nourrit des détails qui confèrent son unicité à chacun. Les rides à peine perceptibles qui ornent l’extrémité des lèvres lorsqu’un sourire s‘y dessine. Les regards dont ils se parent qui s‘altèrent au rythme des phrasés. Les vives expressions qui embrassent ces portraits. Elle se plait à croire que les conjectures qu’elle parvient à déceler de ces traits fugaces sont véritables. Ces visages, ces scènes de vie, par quelles aspirations sont-ils animés? Quel spectre les tient éveillés la nuit? De quoi est composé le monde qui se cache derrière leurs paupières battantes? Ont-ils d’amers regrets, des rêves avortés, des désirs inavoués? 

Un visage familier la coupa en pleine réflexion. Elle contempla sa silhouette qui s’approchait, et bien qu’elle avait coutume de détailler chacun de ses mouvements, elle demeurait fascinée par l’aisance naturelle avec laquelle il se mouvait. Rien ne semblait l’atteindre. Pas même le regard des passants admiratifs, envieux de sa désinvolture. 

Il s’assit à côté d’elle sans un mot, dans un silence de connivence. Elle ne se laissait pas décontenancer. Au contraire, elle toisa son visage d’un air de bravade, lui lançant le défi implicite de soutenir son regard inquisiteur. Elle voulait tout retenir. Le grain de sa peau, les petites aspérités de ses lèvres, ses boucles majestueuses qui dissimulent son front fier. 

La lumière ne rend d’habitude pas justice à la lagune irisé qui borde ses pupilles, mais les rayons de soleil célébraient aujourd’hui son regard triomphant. Tous les océans semblaient se rencontrer dans ses yeux bleu délavé. Peut-être qu’elle en sacralisait la beauté. Elle en avait conscience. Mais elle se plaisait à croire que ses yeux étaient en réalité la genèse d’un monde à part. Un monde qui se diapre de toutes les teintes de bleu et enfante des couleurs jamais révélées. Et c’est ici, à la jonction de leur deux mondes séparés, entre leurs paupières battantes et leurs pupilles dilatées, qu’il lui enjoint à quitter le rivage pour le retrouver dans l’écume indiscipliné de ses iris. Elle prenait cette invitation tacite à la fois comme une aubaine et une fatalité, la chance ultime de se perdre dans ces eaux cristallines, de se noyer dans les sombres abysses de son regard sibyllin. Et de ne plus jamais en revenir. D’élire domicile dans les flots apaisants de son regard. Son monde, désormais, dépendait de la seule mécanique primitive et imperceptible de ses paupières, du battement de ses cils, de la quiétude de son regard qui obstrue la pensée. De son essence insaisissable. Elle n’avait jamais rien vu de tel.

Dométhilde Chantriaux