Algo


Crédit : @markusspiske

Ce n’est pas vraiment comme ça que j’aurais imaginé mes derniers jours de l’année 2049.
Je sais bien qu’on m’avait prévenu par rapport à ce travail. Pourtant, cette sensation m’est de plus en plus fréquente. Ce modèle, j’ai l’impression de l’avoir déjà vu ce mois-ci ou peut-être il y a deux mois, je ne sais plus. Il est vrai que les tempêtes tropicales sont assez fréquentes en Andalousie depuis une dizaine d’années mais là, je jurerais avoir vu ce phénomène à l’identique il y a peu de temps. Il se peut que je confonde, je suis fatigué.

Mes journées suivent toujours le même schéma.
J’arrive à l’observatoire, je reçois les résultats de la veille : les impacts des différents évènements, l’épisode de sécheresse au Royaume-Unis ou sur l’ouragan Ezekiel, le troisième qui est arrivé sur Tel- Aviv juste cette année. Je me sens un peu comme un gardien de phare, à regarder par-dessus le paravent la puissance de la nature qui s’abat sur mon rocher. J’ai comme seule compagnie mon bon vieux Algo, enfin de son vrai nom APAPMex pour « Algorithme de prévision et d’analyse des phénomènes météorologiques extrêmes ». Vous pouvez remarquer le goût de l’observatoire pour les abréviations simples.


Algo, mon seul compagnon face à toutes ces données, avec sa conception quantique assez rustique de 3000 qBits, avec son intelligence artificielle simpliste mais terriblement efficace. Sans lui, mes journées de travail seraient encore plus ennuyantes. Je remercie l’équipe à la base de son développement, même s’ils auraient pu lui faire une voix plus agréable. Pour aider à la compréhension, les développeurs lui ont rajouté un effet de ralentissement vocal, lui donnant une prosodie très particulière. J’ai l’impression de travailler avec un collègue sous antidépresseur.

Pour un 31 décembre les températures sont plutôt dans la moyenne, même un peu froide en particulier pour la zone nord-européenne, je demande à Algo un compte rendu de la zone et je jette un coup d’œil à son résultat. Encore une fois il est totalement pertinent, je signe et je transmets à la commission de la Fédération Européenne, je rajoute tout de même un paragraphe sur le risque de tempête polaire vers Saint-Pétersbourg.

Les personnes normales devraient être en train de passer du temps avec leur famille, leurs amis. Ils doivent peut-être commencer à cuisiner ou débuter un apéritif pour oublier cette année « la pire de la décennie ». Les médias ressassent ce terme chaque année et étonnamment je n’ai pas l’impression que cette année ait été plus terrible que les précédentes. Finalement je dois être habitué aux mauvaises nouvelles à passer chaque journée à lire le nombre de victimes, de milliards d’euros de dégâts du dernier phénomène. J’envie parfois Algo pour son insensibilité, il a pu aisément prévoir les 18 millions de réfugiés climatiques suite à la destruction de la quasi totalité des digues néerlandaises l’année dernière sans une once de tristesse. La Fédération avait prévu l’arrivée de cette situation, mais les experts parlaient d’après 2065 ! J’ai même dû ralentir le plus possible la publication de ces résultats, Bruxelles mettant la pression sur l’observatoire, j’imagine pour des raisons politiques. Je suis sûr au fond de moi qu’ils essayaient de laisser le plus de personnes crever pour avoir moins d’individus à gérer par la suite. Dans leur grande hypocrisie, ils ont appelé à la « solidarité de la Fédération envers cette crise humanitaire sans précédent et imprévisible ». Résultat : des familles

réparties dans tous les pays de la Fédération et chaque pays se bat pour refiler le fardeau a ses chers voisins.

Je me souviens des cours d’histoire qui nous parlaient de « l’époque de la honte » en début de siècle où on laissait des gens se noyer dans la Méditerranée, finalement c’est sur ce bon sol européen que les victimes se comptent par millions. De l’autre côté de la Méditerranée la vie y est presque plus agréable, la hausse des températures et la reforestation du Sahel ont permis de déplacer la zone humide influençant le climat de façon non négligeable. Maintenant on importe du riz malien jusqu'à Berlin. Bref je divague, je retourne au boulot.

Je reçois des nouvelles données venant de l’observatoire, ils me demandent d’étudier les prévisions à long terme, ils doivent publier quelque chose en urgence pour rassurer les marchés financiers, la tempête andalouse ayant impacté fortement la bourse de Cordoue. J’ai beau leur expliquer qu’il est très difficile de prévoir les phénomènes avec précision et avec assez d’avance pour prendre des dispositions efficaces mais malheureusement, les actionnaires ont besoin d’avoir confiance en l’avenir. Merci la théorie du chaos, même avec cents grands frères de ce bon Algo, il ne serait pas possible de prévoir avec certitude les deux semaines prochaines. Allez mon vieux, t’as encore du travail. J’entends les ventilateurs se mettre en marche, créant un courant d’air dans la pièce, la chaleur dégagée par les centaines de processeurs réchauffe la pièce, et une partie du bâtiment avec, j’imagine.

J’observe les simulations post-traitement sur le moniteur, elles me paraissent tout à fait incohérentes, pourtant Algo se trompe très rarement là-dessus normalement. Je patiente, je fais un tour sur la presse internationale en attendant le rendu final, les nigérians ont mis au point leur première station martienne en orbite, en collaboration avec l’union des républiques congolaises, ils rejoignent ainsi la Fédération Européenne et la République de Chine, une réussite saluée par la presse internationale, que de louanges pour un concours de prouesses technologiques dans un environnement hostile qui va prendre des dizaines voire des centaines d’années à être rentable en coût énergétique.

Enfin, voici enfin les résultats définitifs... mais c’est incompréhensible... qu’est-ce que tu as encore fait Algo, j’ai oublié de te mettre à jour ou tu viens réellement de me proposer ces modélisations ? C’est la première fois que j’arrive face à ce genre de situation, je vais demander à Algo de me recalculer ça.

Je contacte tout de même l’observatoire pour ce dysfonctionnement et je leur demande s’il y a une possibilité que les données soient corrompues, ils m’assurent qu’elles viennent directement de la société qui est en charge de la collecte de celles-ci, une société européenne avec qui l’observatoire a l’habitude de travailler. Je les remercie poliment en leur expliquant que l’erreur doit donc venir de mon côté, j’en profite pour me plaindre du budget, mais aussi de l’équipement informatique. Désolé Algo je t’aime bien, mais on ne va pas se nier que tu commences à te faire vieux.

La température a encore augmenté dans la pièce, je rédige un rapport d’incident, je n’ai même pas le temps de l’envoyer qu’Algo a déjà terminé. Il me le fait savoir avec sa douce voix numérique : mêmes résultats que précédemment. Je suis abasourdi, j’ai l’impression que quelque chose cloche avec les informations de base, je vais devoir vérifier manuellement les métas-données. Cependant je ne me rappelle plus exactement de la procédure, je tâtonne un peu et je puise dans mes souvenirs remontant à la fac pour essayer de me rappeler de la bonne méthode. Parfois cette époque me manque, j’étais heureux d’apprendre de nouvelles choses tous les jours, croiser mes amis, ne pas rester prostré devant ces écrans à attendre des résultats tout sauf excitants, bien qu’aujourd’hui a le mérite d’être une journée assez exceptionnelle, du moins pour le moment. Après quelques essais j’arrive à accéder aux informations d’origine des données utilisées, je remarque une particularité assez étrange, les éléments ne sont pas bruts, ils ont été modifiés en amont par la société émettrice. Ceci est totalement illégal, l’observatoire ne doit travailler qu’avec des données dites « pures » sans traitements car ceux-ci pourraient influencer les résultats des modélisations.

Je vérifie un autre paquet de datas, celles-là n’ont pas été modifiées, elles sont pourtant sensiblement issues du même endroit géographique, dépendant donc du même lot de balises. Je suis totalement perdu, je m’oblige à vérifier plusieurs fois chaque donnée pour être sûr que je n’ai pas inventé ou halluciné ma découverte.
Après quelques heures à éplucher une partie des métadonnées que j’avais devant moi, en réalité je n’ai pu que vérifier quelques centièmes de pourcentage de la database utilisée par Algo pour son modèle, mais ça a été suffisant pour me convaincre. J’en suis donc arrivé à ce résultat : les données que l’on reçoit sont intentionnellement corrompues et ceci de façon très furtive.

Je m’explique : pour modéliser, mon collègue numérique d’un autre âge, utilise des données brutes venant des centaines de millions de micro-balises disséminées sur la surface de la Terre. En exploitant celles-ci, il peut déterminer les différents scénarios probables et les impacts de ceux-ci sur les populations, l’économie et plus globalement les zones touchées par les phénomènes météorologiques extrêmes. Cependant pour arriver à ce résultat, mon bon Algo doit avoir des données brutes, sans altérations et précises car une minuscule modification d’un demi-degré sur une centaine de mètres carrés peut totalement modifier le résultat du modèle. Encore une fois merci la théorie du chaos.

Aujourd’hui je ne suis pas en face d’erreurs statistiques ou de balises mal calibrées mais vraisemblablement en face d’une modification intentionnelle et réfléchie des données. L’entité à la base de tout ceci doit très bien savoir comment fonctionne l’observatoire ou comment fonctionne Algo. Elle doit connaître les procédures de contrôle de l’administration mais aussi, comment s’infiltrer dans cette machine bureaucratique et technologique complexe, modifier assez les données pour influencer les résultats d’Algo et tout cela sans se faire remarquer. Bref, un travail impossible à faire par une personne seule, qui nécessite un investissement financier et des compétences qu’uniquement une grande firme ou un état pourrait avoir.

Cependant pour ne pas s’être fait remarquer plus tôt, la personne ou le groupe qui cherche à nous nuire a dû prendre des précautions sur la façon de corrompre les données. Ils ont potentiellement suivi le modèle d’Enigma, ce code utilisé par l’Allemagne durant la dernière guerre mondiale. Je ne sais pas d’où me vient cette réminiscence, je crois que je l’avais lue en cours, ou bien vue dans un film, je ne sais plus, peut-être dans un de ces vieux classiques du début du siècle parlant du balbutiement de l’informatique. Un film pseudo historique se passant durant le XXème siècle, avec des scientifiques, cigarettes au bec, découvrant l’importance des machines à calculer. Selon mes souvenirs ils arrivent à décoder ce code mais ne doivent pas l’utiliser trop fréquemment pour ne pas se faire remarquer par l’ennemi. Ainsi suivant ce principe nos corrupteurs de données utiliseraient avec parcimonie leurs outils pour éviter d’être visible. Pas de chance pour eux, ils sont tombés sur mon vieux Algo et moi, quel duo de choc.

Un flot de questions ininterrompues s’engouffre dans mon esprit et me terrifie.
Depuis combien de temps peuvent-ils bien abreuver l’observatoire de ces données faussées ? Combien de prévisions erronées ai-je validées ? Combien de victimes ces erreurs ont-elles pu engendrer ? Des milliers ? Des millions ?
Qui serait prêt à mener un acte aussi odieux ?
Toutes ces interrogations me perturbent au plus haut point, je n’arrive plus à réfléchir de façon cohérente, je suis perdu.

Je suis haletant, je remets en cause le pourquoi du comment, l’Observatoire, la Fédération, le ciel, Monsieur Agardi qui m’a poussé à continuer l’université, mes parents et n’importe qui de près ou de loin ayant un lien avec moi. Pendant un instant, je pense à oublier tout ce que je viens de voir et juste continuer mon travail comme si de rien n’était.

J’arrive enfin à reprendre mes esprits après de longues minutes, et je réfléchis. Le seul intérêt à organiser une opération si complexe et aussi onéreuse est la déstabilisation politique ou économique. Je ne vois pas d’autres raisons probables à sacrifier des vies et à gâcher les efforts de la Fédération. À moins que celle-ci y trouve un intérêt elle aussi. Je recontacte l’Observatoire en leur demandant de me passer directement la direction. En appuyant sur l’urgence de la situation, j’arrive à éviter les multitudes de procédures pour contacter les différents échelons hiérarchiques. Les effectifs étant réduits en ce jour de la Saint-Sylvestre j’arrive assez facilement à avoir la directrice générale du programme PAPMex dont je dépends. Je lui explique en détail ma découverte, l’importance de revoir les procédures de choix des sources de données, de prévenir la Fédération que toutes nos prévisions sont peut-être faussées, faire un diagnostic total de toute notre infrastructure et surtout, d’enquêter sur l’entité derrière ce piratage.

Sa seule réponse est brève, simple, protocolaire, « Vos observations seront prises en compte, je vous remercie pour votre investissement dans l’Observatoire, cependant nous ne sommes pas en capacité de répondre à vos demandes. Retournez à votre poste et concentrez-vous seulement sur celui-ci. » Fin de communication.

Me revoilà dans mon phare, impuissant devant toutes ces forces multiples autour de moi, dont je peux seulement constater la puissance. Seuls les bruits intermittents des ventilateurs brisent le silence qui règne dans la pièce, je me sens fatigué, isolé et terriblement inutile. L’horloge numérique de la salle émet un petit son de cloche synthétique, j’en déduis qu’il est minuit.

Bonne année 2050, Algo.

Félix Clouzeau