Voyage à travers la liberté des Anciens, des Modernes et des Contemporains : une navigation entre la politique, l’économie et la société


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INTRODUCTION

        En 1819, Benjamin Constant prononça un discours à l’Athénée royale de Paris intitulé « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes ». Dans sa prise de parole, l’érudit français s’exprima au sujet d’une double conception de la liberté opposant d’un côté la liberté des Anciens – et plus particulièrement des cités grecques – et de l’autre, la liberté des Modernes propre à son temps. Par cette réflexion, Benjamin Constant tenta de déceler les dynamiques propres à chacune des deux conceptions de la liberté en exposant leurs facteurs et implications tout en proposant un certain nombre de principes politiques devant être appliqués en vertu de la liberté des Modernes. La lecture de ce discours par des individus issus de notre contemporanéité mènera sans doute à une première question commune : qu’en est-il de notre liberté, deux siècles après le discours de Benjamin Constant ? Cette question est d’autant plus stimulante que l’actualité des contemporains regorge de questions et de remises en question du modèle actuel de la liberté, et cela d’autant plus à la suite des mesures inédites ayant été prises pour enrayer l’épidémie de Covid-19 deux siècles exactement à la suite du discours de Benjamin Constant. Cela étant, la présente étude n’aura pas vocation à produire un commentaire direct du discours de Constant. En effet, cet essai tentera de prendre appui sur ce texte tout en prenant une certaine distance qui permettra d’étudier les relations entretenues par la liberté avec un certain contexte politique, économique et social. Pour ce faire, il s’agira de se plonger dans l’analyse des conditions d’existence de la liberté selon le contexte spatio-temporel dans lequel cette dernière s’inscrit. Par conséquent, si le discours de Benjamin Constant servira de base à laquelle cette étude reviendra fréquemment, il n’en demeure pas moins que l’analyse des conditions d’existence de la liberté empruntera à diverses disciplines autre que la philosophie, et tout particulièrement à l’économie. Aussi, en conséquence du format de cet essai, il est évident que l’intérêt se portera sur des périodes, lieux, courants et systèmes choisis en conséquence de l’importance qu’ils revêtent dans l’histoire de la liberté et de son exercice, sans toutefois prétendre à leur impact exhaustif et hégémonique sur l’évolution de la notion.
Dès lors, il s’agira de se demander dans quelle mesure les différentes acceptions du sens de la liberté définissent-elles et sont-elles définies par un contexte politique, économique et social particulier ?
Les trois moments de cette étude suivront une évolution chronologique. Dans un premier temps, il s’agira d’étudier la liberté des Anciens entreprise sous la notion du corps politique. Il sera ensuite question de l’acception moderne de la notion conçue comme liberté de la cellule individuelle. Enfin, il sera démontré que le sens contemporain de la liberté constitue, plus qu’une liberté à étudier, une liberté vouée à la nécessaire (re)définition par la pratique.

 

LA LIBERTE DES ANCIENS OU L’ACTIVITE DU CORPS POLITIQUE

        La liberté des Anciens est une liberté pratique, une liberté exercée sous l’égide de la responsabilité politique de chacun mais exercée par tous. En effet, la liberté, de manière générale, n’est pas une mais multiple et relative aux cadres spatio-temporels dans lesquels celle-ci s’inscrit. Ainsi, être libre chez les Grecs par exemple signifie l’appartenance à un même groupe ethnique, un groupe fermé auquel seul le citoyen appartient et duquel l’esclave par exemple est privé. Dès lors, perdre sa liberté, c’est être séparé de son groupe, être exclu. Dans le cadre de la Grèce antique, la liberté est sans doute l’élément fondamental de la valeur sociale. En effet, le Grec privé de sa cité, l’ostracisé, est condamné au déshonneur. C’est ce qu’incarne Socrate dans le Criton[1] de Platon. En effet, Socrate, emprisonné, refuse de suivre les conseils de son ami et disciple Criton qui lui conseille de s’évader afin d’échapper à la mort, car être séparé des lois qui l’ont nourri et éduqué, c’est perdre son identité, son appartenance à la cité et par conséquent, sa liberté. Ainsi, la liberté n’est aucunement liée à la volonté individuelle mais à l’expérience collective.

Par conséquent, cette liberté collective revête un assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. C’est ce qu’indique Benjamin Constant dans De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes[2] en affirmant qu’ « ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble ». En effet, les citoyens pratiquent collectivement et surtout directement cette expérience de la liberté dans l’ensemble des domaines allant jusqu’à « délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter des lois, à prononcer des jugements, à examiner les comptes […] ». Ainsi, toute la cité est régie par la collectivité ; il n’y a pas d’individus, il n’y a qu’un corps politique composé de cellules reliées les unes aux autres : la cité, ce qui par conséquent inclut l’effacement de toute individualité dans la mesure où « toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion[3] ». En effet, le bon fonctionnement de cette liberté collective peut être entrepris sous une perspective organiciste dans laquelle l’ensemble des cellules du corps politique que représente la cité doit se diriger dans une même direction avec une certaine uniformité, tout en évitant les différends qui pourraient créer une maladie dans la cité. C’est en ce sens que Jacqueline de Romilly affirme dans La Grèce antique à la découverte de la liberté [4] que : « Jamais les Grecs de l’époque classique n’auraient eu l’idée de revendiquer leur liberté par rapport à la cité, mais grâce à elle. De là résulte une tendance plus générale à ne point penser en termes d’exigences, mais d’initiatives, et à vouloir non pas revendiquer un statut, mais choisir un comportement » et que « « Là où le monde moderne parle de droits, les Grecs, eux, parlaient de devoirs ». Plus encore, l’éducation elle-même visait à former les enfants dans cette dimension collective de la cité avec un « gouvernement [qui] s’empare des générations naissantes pour les façonner à son gré [5]». Autrement dit, selon les mots de Benjamin Constant : « chez les anciens, l’individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés » dans la mesure où, reprenant Condorcet, « les anciens […] n’avaient aucune notion des droits individuels », ces derniers ne connaissant que la loi. En effet, la loi constitue chez les Anciens la condition de possibilité de la liberté dans la mesure où vivre sous la loi, c’est vivre libre. Dans cette pratique de la liberté, le citoyen décide des grandes affaires de la cité – comme la guerre – et la cité décide pour lui ; le citoyen condamne autrui sous l’égide de la cité et est condamné par elle selon la volonté de l’ensemble du corps de la cité.

Dans le paradigme du corps politique grec, l’économie est considérée comme un fléau menaçant l’unité de la cité. Comme affirmé précédemment, la vision organiciste du corps politique de la cité suppose d’éviter autant que possible des frictions internes à son mécanisme global. Le fonctionnement de la cité, du corps collectif, est la priorité, le point vital se faisant le garant de la vie bonne de l’ensemble. Par conséquent, la place de l’économie telle que les individus la connaissent aujourd’hui était totalement inconnue aux citoyens Grecs. En effet, il faut rappeler que l’économie est étymologiquement issue du grec oïkonomia composé de oïkos (la maison, le foyer) et nomia (la loi). Ainsi, l’oïkonomia n’était autre que l’art de la bonne gestion du foyer. Or, cette gestion n’était aucunement entreprise dans la perspective d’une accumulation des richesses mais dans celle de la vie bonne. C’est en cela que Jacques Généreux affirme que le pensée économique, avant les temps modernes peut-être entreprise sous l’appellation de l’ « âge moral [6]», à savoir, « une époque où elle reste dominée par la question de savoir ce qui est bien ou mal pour la vie bonne d’un être humain et pour le salut de son âme[7] ».Or, la cité grecque voulant éviter la démesure et les conflits au sein de l’organisme politique possède une vision péjorative d’une certaine économie – cette même économie pratiquée par les modernes et les contemporains – dans la mesure où cette dernière constitue un danger pour l’unité de la cité. Platon et Aristote engagent en effet une réflexion sur l’économie dans le contexte d’une crise morale, politique et sociale frappant la cité de plein fouet. En effet, à la suite de la grande prospérité d’Athènes au siècle de la démocratie sous Périclès, Athènes entre en déclin avec sa défaite militaire face à Sparte préparant le retour de la tyrannie. En conséquence de ce déclin duquel les philosophes assignent une grande part de responsabilité à l’économie débridée, Platon et Aristote tentent de moraliser l’économie dont « l’expansion des échanges et l’usage de la monnaie ont creusé les inégalités, engendré des conflits d’intérêts et finalement brisé la cohésion de la cité [8]». Ainsi, le corps politique semble infecter d’une nouvelle maladie, d’un cancer attaquant une à une les cellules constituées par les citoyens au sein du grand organisme de la cité. En conséquence de ce souci d’une moralisation du commerce, de la propriété et de l’argent, Platon écrit dans La République : « La vertu et le désir de richesses sont les deux plateaux opposés d’une même balance [9]», tout en espérant que les citoyens préféreront la vertu au désir de richesses afin de préserver l’unité de la cité et par conséquent, sa santé. A la suite de Platon, Aristote quant à lui distinguera deux sortes d’économies : une bonne et une mauvaise. Ainsi, la bonne économie consiste à faire un usage juste des richesses en se limitant à la satisfaction des besoins primaires du citoyen tandis que la seconde, dite chrématistique concerne l’économie dont le seul objectif est de créer du profit en vue d’accroître ses richesses. L’homme doit selon Aristote à tout prix s’éloigner de cette économie chrématistique qui pervertit l’unité de la cité et la dirige vers la démesure qui détourne de l’ordre et de la mesure grecque propre à la santé de la cité. L’homme est un animal politique et c’est pourquoi ce dernier doit, en tant que citoyen, privilégier l’exercice collectif de la politique aux passions individuelles sources de discordes. Comme le souligne Jacques Généreux : « pour Aristote, il faut interdire les prêts d’argent avec intérêt, limiter les dépenses consacrées aux fêtes, redistribuer les richesses pour réduire les inégalités.[10] » Celant étant, il est nécessaire de préciser que si le contexte de ce déclin de la cité relatif à l’usage de la monnaie et au commerce démesuré prête à penser pour les philosophes, il n’en demeure pas moins que cette pensée économique reste précisément une « pensée » et ne relève pas encore d’une « analyse » économique en tant qu’il n’est aucune théorisation de l’économie et de ses mécanismes. Cela étant, il est nécessaire de remarquer que l’œuvre d’Aristote restera tout particulièrement dominante jusqu’à la fin du Moyen-Âge, au point que Saint-Augustin lui-même, dans sa Somme théologique ne fera que relier la pensée économique d’Aristote avec la pensée de l’Eglise. Autrement dit, cet engagement pour l’unité de la cité prônée comme une véritable religion chez les Anciens et au cours du christianisme du Moyen-Âge enferme l’économie dans ce que Jacques Généreux appelle à juste titre « l’âge moral », autrement dit, l’âge de l’économie pensée selon la vertu et la morale de la cité, et non pas en vertu d’un quelconque profit personnel qui rappelons-le, contredit l’exercice de la liberté comme pratique collective des organismes d’un même corps politique ; croyance aujourd’hui effritée.

La conception de la liberté des Anciens se réfère à des conditions d’existences particulières. Nombreux sont ceux qui prirent appui sur le modèle des Anciens, cause de bien des fascinations pour l’homme moderne et contemporain. Cela étant, la liberté exercée par les Anciens doit être placée dans un contexte bien particulier et désormais révolu. L’un des facteurs les plus déterminants de cette pratique de la liberté chez les Anciens semble relatif au contexte démographique. En effet, comme le relève Benjamin Constant, « toutes les républiques anciennes étaient renfermées dans des limites étroites. La plus peuplée, la plus puissante, la plus considérable d’entre elles, n’était pas égale en étendue au plus petit des états modernes[11] ». Le cumul d’une faible étendue et d’une faible population a des implications directes sur la pratique de la liberté d’un peuple. En effet, il est facilement envisageable qu’en de telles conditions, la voix de chaque citoyen comptait davantage que dans les Etats modernes en tant que chaque citoyen pouvait prendre la parole devant une majorité de ses concitoyens et être écouté par ces derniers de manière directe sur une place publique, ce qui est impossible à mettre en œuvre dans une démocratie moderne. Aussi, il est nécessaire de remarquer que la conception du citoyen chez les Anciens n’a pas la même acceptation que pour les contemporains. Tout d’abord, les femmes et les enfants ne sont pas considérés comme citoyens, ce qui implique qu’une partie de la population se trouve privée de la citoyenneté et par conséquent – en vertu de la conception de l’unité politique et de la citoyenneté présentée précédemment – de sa liberté. Aussi, si le citoyen peut constamment s’adonner à l’exercice de la vie politique, c’est que le travail productif est le rôle des esclaves tandis que le commerce est le domaine des métèques ; ce qui laisse dès lors, en-dehors de l’exercice de la politique, une autre occupation : la guerre. En effet, l’exercice de la liberté des Anciens est également chevillé à un paradigme guerrier dans lequel la guerre semble refléter l’état normal de la société. Benjamin Constant écrit : « Poussés ainsi par la nécessité, les uns contre les autres, ils se combattaient ou se menaçaient sans cesse. Ceux qui ne voulaient pas être conquérants ne pouvaient déposer les armes sous peine d’être conquis. Tous achetaient leur sûreté, leur indépendance, leur existence entière, au prix de la guerre. Elle était l’intérêt constant, l’occupation presque habituelle des états libres de l’antiquité.[12] » A défaut d’un commerce très développé, les richesses d’une cité s’accroissent également par la guerre qui constitue une source de prospérité. Et, si une cité était d’ores et déjà prospère, il n’en demeure pas moins que cette dernière pouvait être attaquée par une cité voisine et envieuse d’acquérir sa richesse. Ainsi, la cité n’était jamais réellement tranquille et toujours confrontée à la possibilité d’une guerre imminente, fusse en dépit de sa volonté. Cela n’est d’ailleurs pas sans faire penser à la formule de Julien Freund plaçant la société dans une essence polémologique : « c’est l’ennemi qui vous désigne [13]». Ainsi, la guerre est un élément fondamental chez les Anciens et celle-ci va jusqu’à participer de l’exercice de leur liberté dans la mesure où, si la liberté est liberté collective au sein de l’unité de la cité et que le citoyen n’est qu’une cellule appartenant au corps de la cité, alors la guerre est finalement l’ultime exercice de la liberté dans la mesure où le citoyen se bat pour sa propre vie.

Ainsi, les conditions d’existence de chaque individu et de toute la cité déterminent ce paradigme particulier de l’exercice de la politique tout comme de l’exercice de la liberté. Et pourtant cette conception de la liberté semble tout à fait éloignée, voire opposée à la conception contemporaine de la liberté qui semble se situer au niveau de l’individu. Or, cette transformation de la liberté résulte justement d’un changement de paradigme aux facteurs et implications multiples ; ce dont témoignera l’étude de la liberté des modernes.

 

L’ACCEPTION MODERNE DE LA LIBERTE CONCUE COMME LIBERTE DE LA CELLULE INDIVIDUELLE

 

        Si Saint-Augustin reprit la pensée économique d’Aristote, il n’en demeure pas moins que ce dernier introduisit également un élément fondateur – bien qu’indirect – de la liberté considérée sous le regard des modernes, à savoir, le libre arbitre. Par le libre arbitre, Saint Augustin introduit la volonté individuelle de l’homme, la liberté de l’individu donnée par Dieu. Tel est le geste anticipateur de la modernité enseigné par Saint Augustin. Chez les Modernes, l’expérience de la liberté politique telle qu’elle était représentée disparaît d’un curieux mouvement par lequel, en même temps que s’efface la manifestation extérieure de la liberté – dont témoignait l’exercice grec de la liberté – survient une intériorisation de cette dernière, une opération de réduction par laquelle la liberté n’est plus démonstration du corps unitaire de la cité mais expression de la volonté des cellules qui constituent l’Etat, faisant ainsi se disloquer le lien qui unissait les hommes dans l’expérience pratique de la liberté. Le moderne est donc cet être qui, en relation avec soi-même expérimente à chaque instant cette même liberté qui lui est refusée lorsqu’il sort dans le monde et qu’il se trouve en présence d’autrui, ce même autre qui le ramène à ses déterminations biologiques, sociales et psychologiques. Ainsi, lorsque la liberté était pour les Anciens expérimentée dans le domaine public, elle semble pour le Moderne réservée au privé : il s’est produit une inversion de l’expérience et de la pratique de la liberté. De la liberté en pratique, objective – liberté extérieure – est advenue la liberté subjective du sentiment vécu et privé de sa manifestation extérieure dans le champ de l’action. La liberté n’est plus collective mais individuelle en tant qu’elle est mienne, elle est propriété inaliénable dans le sentiment vécu. Selon Benjamin Constant : « Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie : c’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances[14] ». Ainsi, le Moderne est envisagé sous la figure du jouisseur ne demandant à l’Etat que la garantie de la protection de ses jouissances. Pour garantir cette liberté considérée comme jouissance, les Modernes revendiquent des droits. Ainsi, lorsque les Anciens se fiaient aux devoirs, les Modernes quant à eux demandent des droits. Là où présidait la primauté de la cité advient la primauté de son citoyen. Ainsi, le Moderne accroit le pouvoir de la législation sur celui de l’exercice politique direct dans la mesure où l’individu ne peut plus subir une sentence en vertu du seul vote du peuple car son existence est assimilée à ses droits en tant que : « les individus ont des droits que la société doit respecter […]. Nul n’a le droit d’exiler un citoyen, s’il n’est pas condamné légalement par un tribunal régulier, d’après une loi formelle qui attache la peine de l’exil à l’action dont il est coupable. Nul n’a le droit d’arracher le citoyen à sa patrie, le propriétaire à ses biens, le négociant à son commerce[15] ». Ainsi, il est intéressant de remarquer l’emploi récurrent des adjectifs possessifs par Constant qui témoigne d’un élément central : le droit est avant tout relatif à la possession. Le droit est une chose que les citoyens ont et qui leur permet d’avoir, de posséder formellement à l’encontre de la volonté d’autrui qui pourrait attenter à ses biens ou à sa personne. En somme, comme l’affirme Benjamin Constant : « La liberté individuelle, […], voilà la véritable liberté moderne. La liberté politique en est la garantie ; la liberté politique est par conséquent indispensable ». Ainsi, il ne faudrait pas considérer que la liberté individuelle et la liberté politique sont opposées, au contraire, la seconde est la garante de la première et selon les Modernes, toutes deux s’alimentent. Le citoyen moderne a des droits permettant la sécurisation de sa liberté tandis que le gouvernement a le devoir de protéger ces mêmes droits. Ainsi, les jouissances des Modernes sont protégées par des garanties qui sont elles-mêmes les fruits de la liberté politique consistant à alimenter ces garanties. En conséquence de tous les changements évoqués concernant l’exercice de la politique et de la liberté par les Modernes, le système des Anciens n’est aucunement adapté aux Modernes pour lesquels « plus l’exercice de nos droits politiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus la liberté nous sera précieuse [16]». En effet, le Moderne, souhaitant profiter de ses jouissances, ne peut plus participer à la vie politique avec autant d’intensité que les Anciens car il préfère employer son temps à des fins personnelles et c’est pourquoi il est en faveur d’un système représentatif qui « n’est autre chose qu’une organisation à l’aide de laquelle une nation se décharge sur quelques individus de ce qu’elle ne peut ou ne veut pas faire elle-même[17] ». Cela étant, un tel système repose sur le risque qu’« absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique ». Ainsi, de la liberté collective de la cité grecque à la liberté moderne des Etats, l’individu semble, en même temps que gagner des libertés individuelles, perdre une certaine liberté publique. Autrement dit, la liberté qui n’est pas exercée chaque jour est une liberté qui s’affaisse pour tous et donc pour chacun, offrant sur un plateau d’argent l’exercice de la liberté a une poignée d’élus devant être surveillés par le peuple afin qu’ils ne dirigent pas l’Etat selon leurs seuls intérêts. Or, un tel changement de paradigme des Anciens aux Modernes, de l’être collectif de la cité à l’individualisme fondé sur la jouissance, suppose nécessairement un changement radical concernant la sphère économique qui semble s’être émancipée de « l’âge moral ».

Dans un contexte d’élargissement du monde – notamment avec la découverte des Amériques – les Etats européens entrent en concurrence géopolitique. Ainsi, dès le XVIe siècle, la pensée économique sort de l’ « âge moral » pour entrer dans ce que Jacques Généreux appelle l’ « âge politique [18]». En effet, la compétition des Etats face à ce Nouveau Monde qui se dévoile accompagne la quête de la prospérité des Etats afin d’en tirer de la puissance. L’ « âge moral » est aboli et l’économie est au contraire prônée comme une nouvelle vertu permettant de faire prospérer l’Etat. Ainsi, le contexte spatio-temporel joue en faveur d’une libéralisation de l’économie avec cette découverte du Nouveau Monde permise par les progrès de la navigation, menant au pillage de l’or du Nouveau monde afin de le rapporter en Europe ; entrainant de fait des guerres de territoires et des guerres commerciales. Ainsi, les souverains et les marchands s’allient à l’encontre des injonctions morales d’une Eglise qui s’est elle-même déjà dévoyée dans le luxe – notamment par la vente d’indulgences – ce qui aura pour conséquence la grande Réforme du XVIe.

Or, l’émergence du protestantisme elle aussi vient rendre les choses plus favorables au capitalisme naissant. C’est du moins la thèse de Max Weber dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme[19], ouvrage dans lequel l’auteur affirme que le protestantisme se place en faveur du travail et du rendement économique dans la mesure où tout croyant a le devoir de faire fructifier les talents reçus du Créateur afin de réinvestir son argent dans des domaines utiles. De fait, les Etats dans lesquels les souverains embrassent le protestantisme sont en mesure de se diriger vers la prospérité nationale. Cette attente d’une prospérité nationale vient donc former ce que Jacques Généreux appelle « l’âge politique » dans la mesure où ce dernier légitime le commerce afin de faire croître la puissance de l’Etat. L’économiste résume la chronologie de cet âge de la sorte : « deux siècles dominés par des analyses favorables à l’intervention de l’Etat (XVIe, XVIIe), puis une réaction libérale – voir ultra-libérale – en France (1700-1776) et, pour finir, une grande synthèse pragmatique en Grande-Bretagne (1776-1848)[20] ». S’il serait possible de citer un nombre conséquent d’auteurs importants dans ce tournant économique, le caractère concis de cet essai nous contraint à se limiter. Citons toutefois John Hales qui dans son Discours sur la prospérité publique de ce royaume d’Angleterre publié en 1549 distingue l’économie de la morale en préfigurant la maxime de l’économie moderne : « vices privés, vertus publiques ». En effet, ce dernier explique que la morale servie à l’individu au sujet du dénuement, de la frugalité et de la chasteté n’est pas bonne pour l’Etat qui nécessite des citoyens nombreux et prospères, et donc dépensiers. Plus encore, Montchrestien et son Traité d’économie politique publié en 1616 prône la richesse comme fondement du bonheur et le bonheur de la population comme garantie de la stabilité et du pacifisme de l’Etat. Ainsi, il faut remarquer le changement de paradigme économique dans lequel on se trouve en passant d’un âge moral au cours duquel l’économie était réprimée socialement à l’âge politique au cours duquel l’économie est mise sur un piédestal.

Les mercantilistes, motivés par un objectif politique, tentent de dégager un excédent des échanges extérieurs en vue d’accroître les réserves d’or du royaume, ce qui sera analysé de la sorte par Jacques Généreux : « Ainsi, d’abord motivés par un objectif politique, les mercantilistes ont finalement posé les bases de la théorie monétaire moderne[21] ». Bien que la liberté du commerce s’accroisse avec les mercantilistes, il n’en demeure pas moins que ce sont principalement les physiocrates qui feront avancer considérablement l’idée de liberté économique que l’on peut lire au sujet de l’argument de la liberté commerciale telle une préfiguration du néolibéralisme contemporain. En effet, ces derniers s’insurgent à l’encontre de l’interventionnisme de l’Etat et prônent un retour au commerce intérieur accompagné d’une non-intervention de l’Etat. Les physiocrates ne s’intéressant quasiment qu’exclusivement à l’agriculture, ils s’insurgent contre les impôts qui éprouvent les paysans. En effet, les physiocrates prônent un ultralibéralisme admettant le droit supérieur de l’individu à disposer de ses biens comme il l’entend face aux lois de l’économie qu’ils trouvent trop restrictives. La liberté individuelle est portée en étendard et l’interventionnisme de l’Etat est répudié. Or, à la suite des physiocrates advient l’économie classique analysant la société en termes de classes aux intérêts divergents et dont le plus célèbre sans doute fut Adam Smith. Cela étant, bien que beaucoup des ultralibéraux actuels se réclament de Smith, il semblerait que ces derniers en ont une lecture biaisée. En effet, qu’il s’agisse de sa Richesse des nations[22] ou de sa Théorie des sentiments moraux[23], Smith cherche à démontrer la possibilité d’une bienveillance générale entre les hommes, fruit de leur sympathie et de leur désir de reconnaissance sociale. Ainsi, Smith évoque bien des cas dans lesquels l’interventionnisme de l’Etat est préférable à la libre concurrence et admet les dangers possibles d’une dérive du marché libre. Cela étant, l’un des éléments les plus importants concernant la liberté pratique des modernes mêlant la liberté économique à la liberté fondamentale de l’individu se trouve chez Jean-Baptiste Say avec son Traité d’économie politique de 1803 et Walras et ses Eléments d’économie politique pure de 1874 qui mènent selon Généreux à l’élaboration d’une « théorie de l’équilibre général démontrant selon eux que « les marchés libres et concurrentiels engendrent une situation optimale [24]». En conséquence de ce nouveau paradigme économique libéral, la nature même de l’homme change et par conséquent, l’exercice de sa liberté. Les individus se dirigent vers un modèle individuel de la liberté – par rapport à la dimension collective des Anciens – et pourtant, ils se retrouvent nécessairement liés par le commerce. En effet, la spécialisation du commerce et son développement vont de pair avec une dépendance des individus entre eux, et cela notamment en vertu de leur propre survie. Or, cette dépendance requiert une relation, et plus encore, une coopération dans l’échange des biens ou des services : pour réaliser mes intérêts propres, j’ai besoin de la coopération d’autrui. C’est là tout le sens d’Adam Smith et de son anthropologie désignant l’humain comme un être par nature dépendant des autres et capable de sympathie. Se mettant à la place d’autrui, il devine ses besoins et met en rapport cette conception à ses propres besoins, donnant ainsi naissance à la propension à commercer de l’être humain et créant une nouvelle nature à l’homme : la nature commerciale. Or, de cette nouvelle nature de l’être humain naît l’inégal accès à la liberté. En effet, tous ne possèdent pas un égal accès à la liberté dans la mesure où tous n’ont pas la même chose à offrir : le démuni ne peut offrir que sa force de production contre le salaire du capitaliste : tous deux sont à l’état de nature dépendants l’uns de l’autre, mais le système capitaliste donne lieu à une domination complète du capitaliste sur le prolétaire.

Les nouvelles conditions d’existence de l’être humain et l’exercice de sa liberté sont indissociables du système capitaliste dans lequel il se trouve. Par capitalisme, il faut entendre le pouvoir de la propriété par lequel le capitaliste – ou le propriétaire des forces de production – impose son autorité sur les prolétaires – qui n’ont à échanger que leur force de travail – afin de tirer profit de la marge constituée entre le coût de revient et le coût de vente. En somme, le capitaliste fait un investissement qu’il fructifie, il accroît ses richesses par ses richesses elles-mêmes. A partir de l’étude du système capitaliste, Marx et Engels écrivent dans le Manifeste du Parti communiste[25] de 1848 que l’infrastructure économique détermine la superstructure politique et idéologique. Autrement dit, l’économie – c’est-à-dire les forces et les rapports de production – détermine l’organisation politique – tels que les droits, les lois, les institutions – et le contexte idéologique. Les propos précédemment avancés dans cette étude semblent pourtant affirmer que la superstructure politique et idéologique peut déterminer l’infrastructure économique. Or, Marx et Engels affirment également qu’il s’agit d’une sorte de dialectique au sein de laquelle économie, politique et idéologie s’influencent mutuellement dans le cadre d’une évolution de la société étant le fruit de cette dialectique. Cela étant, la liberté, prise dans ce paradigme, subit également ce changement, conduisant ainsi à sa redéfinition au sein même du paradigme capitaliste. Le capitalisme nécessitant une société de consommateurs doit parvenir à affaiblir les liens collectifs afin d’affirmer la primauté de l’individu jouisseur pris dans une concurrence avec les autres citoyens. C’est ce vers quoi a tendu la transformation opérée entre le 16ème et le 19ème siècle relativement au passage d’une société holiste au sein de laquelle l’individu était soumis à la collectivité vers une société individualiste dans laquelle l’individu tente de se distinguer. Par conséquent, la montée en puissance du capitalisme va de pair avec l’affaissement des liens non-économiques existants entre les individus : les communautés religieuses faiblissent, la cellule familiale se fragilise et les communautés en tous genres tendent à se démembrer, entrainant l’individualisation des rapports non-économiques entre les individus. Autrement dit, le capitalisme met fin à la dimension organiciste de la société, ce qui provoque selon l’expression de Ferdinand Tönnies dans l’ouvrage Communauté et société [26], le passage de la Gemeinschaft à la Gesellschaft, de la communauté à la société, de la proximité affective et spatiale des individus dans une perspective holiste à la concurrence généralisée des individus égoïstes établissant leurs relations tels des contrats profitables à leurs intérêts dans une perspective individualiste. Ainsi, la liberté des Anciens est définitivement rompue en tant que liberté collective. Le projet capitaliste sépare les êtres des intérêts non-marchands, ce qui les conduit à se soumettre aux règles du capitalisme afin d’en tirer les jouissances que leurs maîtres voudront bien leur donner. Si pour les Anciens, la liberté était – comme il a été démontré précédemment – facilement mise en pratique en vertu d’une petite étendue et d’une faible démographie, le projet de l’âge politique a encouragé les Etats à s’étendre et les individus à procréer afin de bénéficier d’une grande force productive à même d’enrichir l’Etat. De ce fait, le contexte spatial et démographique est, des Anciens aux Modernes, sans commune mesure, ce qui a pour conséquence sur l’individu moderne selon Benjamin Constant que : « Perdu dans la multitude, l’individu n’aperçoit presque jamais l’influence qu’il exerce. Jamais sa volonté ne s’empreint sur l’ensemble, rien ne constate à ses propres yeux sa coopération [27]». Or, ce contexte spatial et démographique passant de la cité à l’Etat sous l’égide du capitalisme a une autre conséquence : en passant de la Gemeinschaft à la Gesellschaft se produit l’effet paradoxal que parallèlement à la dislocation des liens traditionnels non-marchands se produit du même coup un rapprochement de tous les individus par-delà les frontières nationales. Benjamin Constant repérait d’ores et déjà ce phénomène en affirmant que « la division même de l’Europe en plusieurs Etats, est, grâce aux progrès des Lumières, plutôt apparente que réelle. […] une masse d’hommes existe maintenant sous différents noms, et sous divers modes d’organisation sociale, mais homogène de sa nature. […] Sa tendance uniforme est vers la paix[28] ». Si ce phénomène est d’autant plus constatable chez les contemporains, il n’en demeure pas moins qu’il était déjà visible au 19ème siècle. De plus, affirmant une tendance uniforme vers la paix, il n’en demeure pas moins que la guerre est toujours présente, mais que celle-ci a été l’objet d’une « sublimation » par le commerce. En effet, la guerre armée semble avoir été majoritairement remplacée par la guerre commerciale. Pourtant, l’histoire enseigne que le capitalisme n’est aucunement la certitude d’un pacifisme, même armé ; en témoigne les divers conflits qui ont émergé à sa suite, dont les deux plus grandes tueries de masse de l’histoire que furent les deux guerres mondiales. De plus, cette tendance vers la paix est dans bien des cas forcée et parfois abjecte ; le projet moderne étant de faire accéder à la civilisation considère ceux qui se trouvent encore dans la Gemeinschaft comme des primitifs : en témoignent les zoos humains des expositions coloniales. Ainsi, la liberté est liberté d’un groupe dominant sur un groupe à dominer ; la liberté de ces derniers n’étant pas admise comme bonne et devant être « civilisée ». Ainsi, la liberté des Modernes et par conséquent la liberté d’une certaine vision du monde va de pair avec le retrait et l’asservissement de tous les individus n’ayant pas la même vision.
Dès lors, qu’en est-il de l’état de la liberté des Contemporains chez qui le capitalisme n’a cessé de grandir ?

 

QUELLE LIBERTE POUR LES CONTEMPORAINS ?

        Benjamin Constant semblait voir en la liberté des Modernes la promesse de jours meilleurs. Bien qu’il affirmât le risque de s’éloigner de l’exercice de la politique, il prôna à bien des égards les vertus pacificatrices et libératrices de la modernité. Et pourtant, qu’en est-il aujourd’hui ? En effet, l’épidémie de Covid-19 a remis la question de la liberté sur le devant de la scène avec notamment les confinements et les autorisations de sorties, phénomènes tout à fait inédits deux siècles après le discours de Benjamin Constant ; ce qui semble faire écho à la célèbre formule de Carl Schmitt : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle [29]». Cela étant, malgré l’atteinte à la liberté, l’opinion populaire semble se positionner en faveur d’une politique plus « autoritaire ». Si les Modernes tendaient vers un accroissement des libertés individuelles, il semblerait qu’une partie des Contemporains, quant à eux, expriment une certaine critique presque platonicienne à l’encontre de l’homme démocratique. En effet, une partie de la population critique l’hédonisme et la perpétuelle quête de jouissance de l’individu contemporain, ce que Jacques Rancière illustre dans son ouvrage La Haine de la démocratie[30] en décrivant un discours dans lequel la liberté est synonyme de jouissance excessive, d’irresponsabilité et de surconsommation. Cela étant, il serait sans doute maladroit de considérer les critiques de la liberté « contemporaine » comme des opposants à la liberté. En effet, si selon Wittgenstein[31], la signification d’un mot correspond à l’usage qu’on en fait, alors la signification de la liberté est multiple, comme en témoigne par exemple le conflit des pro et des antivaccins. Et là encore, bien que Benjamin Constant ne soit témoin de notre époque, il semblerait que son discours reste d’actualité. En effet, Benjamin Constant écrit : « On ne saurait lire les belles pages de l’antiquité, l’on ne se retrace point les actions de ses grands hommes sans ressentir je ne sais quelle émotion d’un genre particulier que ne fait éprouver rien de ce qui est moderne. […]. II est difficile de ne pas regretter ces temps où les facultés de l’homme se développaient dans une direction tracée d’avance, mais dans une carrière si vaste, tellement fortes de leurs propres forces, et avec un tel sentiment d’énergie et de dignité ; et lorsqu’on se livre à ces regrets, il est impossible de ne pas vouloir imiter ce qu’on regrette. » La remise en question contemporaine de la liberté semble se trouver formulée dans ces quelques lignes. En effet, les opposants à la conception de la liberté actuelle ne sont pas opposés à la liberté en soi, il semblerait plutôt que ces derniers, brandissant l’étendard de la force et du chef, de l’autorité, voire de l’homme providentiel, se livrent à une réminiscence des figures d’autorité d’antan qui ont marqués les récits civilisationnels et nationaux. En effet, les figures des « grands hommes » de l’Histoire semblent servir à la rhétorique d’une liberté finalement considérée sous la perspective des Anciens ; d’une liberté conçue comme soumission des individus au corps politique. Cela étant, cette crise de la liberté pourrait être considérée comme une sorte de « fatigue démocratique ». En effet, les grandes figures de l’Histoire utilisées par ces récits réactionnaires face aux idées de l’époque sont généralement des figures guerrières : César, Napoléon, mais aussi, dans une certaine mesure le général de Gaulle sont devenus, au-delà de simples personnalités, de véritables personnages illustrés dans les récits culturels occidentaux. Ainsi, cette « fatigue démocratique » semble être une fatigue de la stabilité, une fatigue du conformisme et du manque d’événements. En somme, on pourrait penser que cette recherche de la liberté proche de la conception des Anciens est une recherche de la liberté dans l’action exprimée avec un manque de recul sur les conditions réelles de la guerre. Cela étant, cette perte du sens de la liberté semble aller de pair avec un système économique hégémonique dans lequel c’est justement le « sens » qui manque. Débridé, démesuré, le système capitaliste semble plonger le monde dans un non-sens sinon le sens du marché et de la consommation.

Le courant politique qui semble à bien des égards décrié et représentatif du capitalisme contemporain est le néolibéralisme. Le néolibéralisme résulte d’un passage des néoclassiques de la sphère économique à la sphère politique dans la mesure où a été adoptée la position pro-marché comme élément constituant du politique. Les néoclassiques se fondent sur une conception idéale d’un marché libre en essayant de démontrer qu’il s’agit du système le plus favorable au bien-être de tous. Ainsi, les politiques néolibéraux se placent du côté de l’initiative individuelle et de la libre concurrence comme solutions aux divers problèmes sociaux. Le néolibéralisme qui peut être attribué à Friedrich von Hayek et Milton Friedman[32] prône à l’encontre de l’étatisme keynésien et stalinien un ultralibéralisme permettant d’étendre la libre concurrence à tous les niveaux et d’user comme l’on veut d’un capitalisme sans limite ; ce qui exerça une grande influence sur les politiques économiques de Margaret Thatcher et Ronald Reagan dans les années 1980. Cela étant, bien que le terme d’« ultralibéralisme » puisse être tentant, il n’en demeure pas moins que les néolibéraux (ou ultralibéraux), s’ils prônent un capitalisme démesuré, sont bien plus proches des antilibéraux, ou du moins, bien qu’ils soient de fervents partisans de la liberté économique débridée, ils sont de bien moins bon disciples de la liberté de l’être humain. En effet, méprisant les idées d’égalité et de justice, ces derniers se positionnent à l’encontre des Lumières. Il est intéressant de remarquer que, bien que les néolibéraux prennent leurs sources dans la modernité et que la modernité a servi à l’avancement de leurs idées, ces derniers n’en gardent pourtant presque qu’exclusivement la dimension de la liberté économique en laissant de côté les questions d’ordres sociales par exemple – ou en les renvoyant à l’initiative individuelle et au non-interventionnisme de l’Etat. Pour décrire la société des néolibéraux, Jacques Généreux emploie le terme de « dissociété [33]» afin de décrire : « une société d’individus strictement indépendants les uns des autres, à qui la loi n’interdit rien d’autre que les atteintes aux biens et aux personnes, et dont les liens sociaux se résument aux échanges marchands et aux contrats libres qu’ils passent entre eux[34]. » Ainsi, les néolibéraux considèrent la liberté comme un système de domination naturelle, une société dans laquelle les plus forts – les capitalistes – seraient « naturellement » supérieurs aux plus faibles – les prolétaires –, un système de domination naturelle dans lequel l’Etat ne devrait intervenir sinon pour protéger les biens et les individus de la criminalité. Il est frappant de constater que sous le nom de « néolibéralisme » se dissimule en réalité un retour aux systèmes de castes dans lesquels les aristocrates ne tiendraient plus leur puissance d’un quelconque héritage noble mais bien de leur puissance financière. Bien que le néolibéralisme ne soit pas strictement appliqué dans les gouvernements actuels, il n’en demeure pas moins que l’absence d’une application rigoureuse n’empêche aucunement sa présence dans l’esprit des capitalistes. En effet, les politiques économiques ont tendance à se plier vers la précarisation des emplois, vers l’uberisation et la violence managériale. Comme l’écrit Jacques Généreux : « On a alors mis en place des systèmes de rémunération incitant les dirigeants à maximiser par tous les moyens la rentabilité du capital et la valeur des actions. Par la suite, le chantage permanent à l’emploi, l’ouverture croissante à la compétition avec les pays à bas salaires, la menace des délocalisations ont permis d’imposer les nouvelles méthodes de management dont on a déjà montré les effets pervers.[35] » Ainsi, la liberté des prolétaires est placée sous le joug de la liberté des capitalistes.

De plus, la perte de sens – qui va sans doute plus loin encore que la question de la liberté – s’accomplit dans le paradigme économique capitaliste qui a inversé les fins et les moyens de l’économie. En effet, les matières premières, par la spéculation boursière, sont devenues des moyens de faire du profit monétaire. Autrement dit, si la monnaie servait initialement à acheter de la farine dans le but de produire du pain, l’achat de cette même farine par des investisseurs peut servir à faire des profits monétaires. Enfin, il faut remarquer que la science économique actuelle repose sur le postulat de l’action égoïste affirmant que l’individu est nécessairement et uniquement intéressé par son intérêt propre. Aussi, l’individu, afin de correspondre aux types des théories économiques est considéré sous le prisme de l’homo oeconomicus, autrement dit, selon les mots de Jacques Généreux : « une simple machine à calculer, parfaitement isolée, et qui réagit mécaniquement à des mouvements de prix : il n’a pas de relations humaines à proprement parler ; il est seulement connecté aux autres sur les réseaux de communication dénommés « marchés » » avant d’ajouter : « Bref, l’homo oeconomicus n’est pas un être social de chair et d’os : c’est un concept, un paquet de postulats nécessaire au fonctionnement théorique d’une économie de marché idéale[36] ». Sans doute est-ce là que réside la principale source de privation de la liberté des individus. En effet, si les individus sont vus comme des machines dont la nature est de consommer, ces derniers sont dès lors enfermés dans un déterminisme les privant de toute possibilité d’agir en-dehors de ce mécanisme. Perçu comme un simple concept parmi d’autres, l’être humain est censé répondre aux lois du marché, or, et c’est là le propre de l’humain, les lois ne sont pas fixées par un marché en tant qu’entité séparées de l’homme, mais par les hommes eux-mêmes, d’où la nécessité de retrouver l’exercice de la liberté politique.

La liberté s’éprouve réellement lorsque l’être est confronté à la nécessité. En effet, l’urgence écologique mène nécessairement l’homme à redéfinir la notion de liberté. Ainsi, si l’affirmation de la liberté est historiquement allée de pair avec le progrès technique faisant des hommes, selon la célèbre formule cartésienne, les « maîtres et possesseurs de la nature[37] », la situation actuelle fait que les ressources naturelles ne peuvent plus, en le contexte qui est le nôtre, être exploitées férocement par des industriels se réfugiant derrière la notion de liberté. En effet, c’est au nom de la liberté individuelle ou d’entreprendre que des individus s’opposent aux impératifs écologiques sous prétexte que ces derniers sont contraignants vis-à-vis de la liberté de consommation. Et pour cause, la liberté individuelle de chacun est érigée en absolu, ce qui, bien entendu est intenable dans le cadre d’une nature partagée par tous les citoyens du monde. Ce contexte d’urgence rappelle de fait le rôle de l’Etat et son devoir de règlementations et de sanctions concernant l’exploitation par quelques-uns des ressources vitales pour tous. Ainsi, de la liberté des Anciens à la liberté des Modernes, la liberté des Contemporains pose la question d’une redéfinition de la liberté devant l’état d’urgence. Cela étant, les individus doivent se ressaisir de leur liberté politique. En effet, Benjamin Constant craignait le risque encouru par les Modernes selon lequel, trop occupés à la gestion de leurs affaires personnelles, ils en viendraient à oublier leur devoir de participation à la vie politique. Pourtant, le taux d’abstention du 1er tour des élections présidentielles françaises de 2022 s’élevait à 26,31%, soit plus du quart des citoyens. En effet, l’exercice de la liberté politique est plus que jamais une nécessité dans la mesure où l’exercice de cette liberté, elle seule, peut permettre d’inverser l’exploitation mortifère par la présence d’un service d’ordre à même de veiller à la liberté de tous plutôt qu’à la liberté de quelques-uns au détriment de tous les autres. Finalement, là encore se dessine l’ombre des écrits de Benjamin Constant qui affirmait au sujet de la liberté des Anciens et de la liberté des Modernes : « Loin donc, Messieurs, de renoncer à aucune des deux espèces de liberté dont je vous ai parlé, il faut, je l’ai démontré, apprendre à les combiner l’une avec l’autre [38]». Ainsi, peut-être notre contemporanéité est-elle, en vertu des multiples crises qu’elle comporte, le moment duquel ressortira nécessairement une redéfinition de la liberté, pour le meilleur ou pour le pire.

CONCLUSION

        Pour conclure, il semblerait que la liberté soit contingente aux différents contextes politiques, économiques et sociaux prenant place dans un cadre spatio-temporel précis. En effet, les différentes acceptions de la liberté semblent se déterminer à travers l’esprit d’un peuple confronté à un contexte particulier. En témoigne par exemple le changement de paradigme instauré par la découverte du Nouveau Monde et ses différentes implications politiques, économiques et sociales débouchant sur une redéfinition de la liberté. Cela étant, la liberté doit être considérée dans ses rapports avec la politique, l’économie et la société de manière générale comme à la fois déterminante et déterminée par les différents phénomènes du monde. Enfin, la liberté est toujours à portée d’homme, dans la mesure où les phénomènes évoqués sont eux-mêmes issus de l’homme qui est à même de travailler à la venue d’une acception ou l’autre de la liberté selon ses conditions d’existence. Toutefois, si l’homme peut faire varier cette acception, il demeure impuissant à une seule chose : la suppression complète de la liberté. En effet, l’homme n’a pas la liberté, il ne la détient pas, dans son sens le plus intime, comme une possession. Au contraire, l’essence de la liberté est d’être, elle est en l’homme et l’homme est la liberté, ou, pour reprendre la formule de Sartre : « l’homme est condamné à être libre[39] ».

Yoann STIMPFLING


[1] Platon, Apologie de Socrate. Criton, Paris, Flammarion, 2017.

[2] Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819), 7.-CONSTANT-Benjamin-De-la-liberte-des-Anciens-comparee-a-celle-des-Modernes.pdf (institutcoppet.org).

[3] Ibid.

[4] Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, Paris, Fallois, 1989.

[5] Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819), 7.-CONSTANT-Benjamin-De-la-liberte-des-Anciens-comparee-a-celle-des-Modernes.pdf (institutcoppet.org).

[6] Jacques Généreux, Jacques Généreux explique l’économie à tout le monde, Paris, Seuil, 2014.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Platon, La République, Paris, Flammarion, 2016.

[10] Jacques Généreux, Jacques Généreux explique l’économie à tout le monde, Paris, Seuil, 2014.

[11] Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819), 7.-CONSTANT-Benjamin-De-la-liberte-des-Anciens-comparee-a-celle-des-Modernes.pdf (institutcoppet.org).

[12] Ibid.

[13] Julien Freund, L’Essence du politique, Paris, Sirey, 1965.

[14] Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819), 7.-CONSTANT-Benjamin-De-la-liberte-des-Anciens-comparee-a-celle-des-Modernes.pdf (institutcoppet.org).

[15] Ibid.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Jacques Généreux, Jacques Généreux explique l’économie à tout le monde, Paris, Seuil, 2014.

[19] Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904), Paris, Flammarion, 2017.

[20] Jacques Généreux, Jacques Généreux explique l’économie à tout le monde, Paris, Seuil, 2014.

[21] Ibid.

[22] Adam Smith, La Richesse des nations (1776), Paris, Flammarion, 2022.

[23] Adam Smith, Théorie des sentiments moraux (1759), Paris, PUF, 2014.

[24] Jacques Généreux, Jacques Généreux explique l’économie à tout le monde, Paris, Seuil, 2014.

[25] Karl Marx. Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste (1848), Paris, Flammarion, 1999.

[26] Ferdinand Tönnies, Communauté et Société (1887), Paris, PUF, 2010.

[27] Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, (1819) 7.-CONSTANT-Benjamin-De-la-liberte-des-Anciens-comparee-a-celle-des-Modernes.pdf (institutcoppet.org).

[28] Ibid.

[29] Carl Schmitt, Théologie politique (1922), Paris, Gallimard, 1988.

[30] Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.

[31] Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques (1953), Paris, Gallimard, 2014.

[32] Sans doute est-ce Milton Friedman, Prix Nobel d’économie 1976 qui demeure la référence essentielle du néolibéralisme avec son ouvrage Capitalisme et liberté (1962), Paris, Flammarion, 2016.

[33] Jacques Généreux, La Dissociété. A la recherche du progrès humain, t1, Paris, Seuil, 2006.

[34] Jacques Généreux, Jacques Généreux explique l’économie à tout le monde, Paris, Seuil, 2014.

[35] Ibid.

[36] Ibid.

[37] René Descartes, Discours de la méthode (1637), Paris, Flammarion, 2016.

[38] Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, (1819) 7.-CONSTANT-Benjamin-De-la-liberte-des-Anciens-comparee-a-celle-des-Modernes.pdf (institutcoppet.org).

[39] Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1946), Paris, Folio, 1996.

Yoann STIMPFLING


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