L’enfance, le temps du jeu où tout se joue


Crédits Unsplash : @jwwhitt


         L’enfance est une poésie ; l’enfant est le poète par excellence qui crée, c’est-à-dire recrée, chaque jour le monde. « Rien de nouveau sous le soleil » : que nenni ! Un enfant, à coup sûr, ne comprend pas cette phrase ! Tout est nouveau pour lui puisque son regard ne cesse de renaître (curiosité infinie… et malice !). Voilà le miracle d’une naissance qui se fait à chaque instant renaissance : l’enfance constitue toujours une promesse de nouveauté pour le monde. Et pourtant, il est aussi ce temps dans lequel la conscience est encore embrumée, enrhumée presque, ce temps dans lequel la conscience n’a pas encore émergé, comme on dit de quelqu’un qu’il est, au sortir du lit, dans les vapes. L’enfance est cette non-conscience, est cette période, justement, de l’infans, autrement dit l’époque où l’on ne parle pas mais où l’on observe, où l’on sent, où l’on écoute, où l’on touche, où l’on goûte, où l’on savoure. L’enfance est bien le coaltar de la vie de la conscience et c’est dans cette opacité que se trouve véritablement un autre possible. Rien n’est fait, tout reste à faire ! alors même que, dans l’enfance, on n’y pense pas.

            Car l’enfance est le seul temps où l’être se trouve pleinement dans le présent : l’enfant est dans un temps qui est sien. Et voilà le temps de la croissance dissimulant une décadence. L’enfant avance dans son présent et, en avançant, descend dans son avenir. En se construisant, il se déconstruit sans cesse. Se réalisant déjà, il se rapproche de l’irréalisable. Il s’achemine vers la vie, et bâtit ainsi déjà sa mort, sans même le voir, sans même le savoir. L’enfant est le plus jeune mourant, et en cela le plus vivant : tout est là, dans sa paume. Il n’y a que l’espoir, pas encore de mémoire, c’est-à-dire pas encore de regrets.

            « Non, rien de rien, non, je ne regrette rien » : une chanson nécessairement écrite par une môme ! Pas de regrets encore dans l’enfance. Voilà le temps de la vie où tout est première fois : premier coucher de soleil, première violence, première honte, premier baiser, premier je t’aime, premier espoir… le temps de la responsabilité est loin, ce temps où l’on devra répondre de nos promesses… L’enfant est l’être gonflé d’espoirs qui n’a devant lui que le fabuleux printemps. Dans un temps qui est le sien, l’enfant ne se soucie pas de vivre aux dépens de la vie : il est un futur grandiose sans passé ou presque, qui ne fait pas l’économie de son corps.

            Jamais fatigué de vivre car toujours dans la surdépense de son énergie, l’enfance est ce temps où l’accumulation est encore absente. L’enfant court, mange, boit, joue, hurle de rire (et même sans raison !), pleure jusqu’à n’en plus finir (comme pour tout déverser avant de ne plus vraiment pouvoir le faire…). Il s’endort enfin, ne luttant pas (comme ces idiots d’adultes !) contre la fatigue, cette récompense absolue. L’enfance est le temps où l’on joue, et certains veulent y rester ! On en voit parfois de grands enfants, « vieux sans être adultes » : il en faut du talent ! Pour certains, l’enfance continue, par choix de vie, par irresponsabilité, ou bien même par caractère. Mais cette enfance renouvelée ne ressemble en rien à l’enfance déjà vécue parce qu’elle résulte sans aucun doute d’une nostalgie. Le grand enfant ne veut rien d’autre que l’enfance qu’il a eue, et non la perpétuation de sa vie comme enfance. Celui-là veut tout remettre en jeu, retourner à ce seul moment de l’existence où l’on se laisse porter par le vent, c’est-à-dire où l’on se laisse porter par l’amour, cette promesse de l’aube…

        L’enfance est bel et bien le temps où l’on joue mais où tout, précisément, se joue (pulsions, désirs, fantasmes, manières d’être, puissance de vivre aussi !). Toute une vie se joue à ce moment où l’on est le plus inconscient et pourtant le plus réceptif, à ce moment où on se jette dans le monde sans sécurité. Voilà l’enfance, ce désaide fondamental, où une série d’angoisses se croisent, se chevauchent et se culbutent. L’apparition de l’enfance correspond à l’apparition du mal-sein. Du stade oral du nourrisson qui ne veut que le sein, au stade de latence où le complexe d’Œdipe s’évapore peu à peu, l’enfance échappe néanmoins au stade génital, ce temps où tout devient feu, où tout devient une matière pour explorer son plaisir… mais où, aussi, tout explose ! L’enfance échappe à cette explosion des zones érogènes. On en garde alors un meilleur souvenir : à partir du sexe commence l’enfer des relations. L’enfant, pas encore au stade génital, semble pourtant bien un explorateur du dégueulasse, s’aventurant aux quatre coins du monde à la découverte des meilleurs vices. L’enfance, ce début de malaise, ce début de déchirement intérieur entre la pleine satisfaction des pulsions et la censure de la sphère sociale.

           

            Tout le monde passe par l’enfance, cette obscurité éclatante, cette ténébreuse lumière. Et cela que l’on soit empereur ou monsieur tout-le-monde ! Tout le monde passe par l’enfance mais celle-ci renvoie à un monde à part dans la mesure où l’enfant vit comme si son monde était le monde. Et cette enfance constitue ainsi le tout d’un monde, du nôtre : la pensée d’un être se trouve dans ce qu’il a sauvegardé de ses premiers moments.

            En fait, l’enfance ne devient tout un monde que pour l’adulte car ce temps premier ne se voit ainsi que par une certaine distance, un certain deuil aussi. L’enfance ne se pense pas dans l’enfance, il faut ne plus être enfant pour la considérer : il faut l’avoir perdue. Elle est tout un monde cette enfance, et on peut en écrire des histoires à son sujet, justement parce qu’il y a cette distance, cette absence, ce silence : nous ne serons plus jamais dans l’enfance, et ce manque authentique car originel nous pousse, par l’écriture, à déployer tout un monde. L’enfance n’est tout un monde que par l’écriture… L’écrivain reconquiert son enfance – par une madeleine – et renverse le perdu en retrouvé.

Jean


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