La Grande Quête à l’épice : Histoire du Portugal et de la colonisation de l'Inde


Arrivée de Vasco de Gama à Calicut en 1498, Alfredo Roque Gameiro, c. 1900

Arrivée de Vasco de Gama à Calicut en 1498, Alfredo Roque Gameiro, c. 1900


Quel étrange titre...pourquoi donner autant d’importance aux épices ? Le curry c’est bien, mais de là à en faire une quête épique…

Et bien, fut un temps où qui contrôlait les épices contrôlait le monde...littéralement !

Je vais donc vous parler ici d’une des aventures les plus folles de l’histoire, une des plus méconnues aussi : la quête de l’Inde et de ses richesses par le Portugal, entre 1450 et 1515.

Quand on parle des Grandes Découvertes, des explorations, des colonies à l’autre bout du monde, on pense directement à l’Espagne, la France ou le Royaume-Uni. Mais jamais du précurseur, de l’origine, le Portugal.


La poursuite du rêve portugais au delà des océans

Avant 1460, le Portugal est un pays pauvre, peu peuplé, né dans les flammes de la Reconquista. Isolé des querelles européennes, il se tourne dès 1430 vers la mer dans l’espoir de traverser l’Afrique pour atteindre l’Inde et l’Océan Indien. Pendant des années, les portugais vont s’échiner à remonter chaque fleuve, chaque rivière pour savoir s’il était possible de traverser l’Afrique ainsi.

C’est finalement en 1488, 4 ans avant Christophe Colomb, qu’un navigateur, Bartholomeu Dias, comprend que, pour atteindre le sud de l’Afrique, le meilleur moyen est d’atteindre les 40ème Rugissants, ces eaux entre l'Antarctique et le reste du monde, qui font parties des eaux les plus dangereuses existantes. En 1 ans et 4 mois, il revient à Lisbonne en expliquant qu’il a finalement trouvé la fin de l’Afrique.

Ces découvertes entraînent une montée des tensions entre Espagne et Portugal, chacun ayant peur de voir l’autre ingérer dans ses affaires coloniales. C’est ainsi qu’est signé le fameux Traité de Tordesillas en 1494, qui partage le monde en deux : le Nouveau-Monde sauf le Brésil oriental à l’Espagne, l’Afrique, l’Inde et plus loin encore, au Portugal.

En 1495 arrive sur le trône du Portugal Manuel Ier, celui que François Ier appelait le Roi Epicier, l’homme le plus riche d’Europe. Et, en 1497, Vasco de Gama entre dans la partie en étant envoyé passer le Cap de Bonne-Espérance. Il est l’héritier des générations antérieures d’explorateurs, ce qui lui facilite grandement la vie. Il atteint le Cap en 70 jours (2x plus que Christophe Colomb, pour l'anecdote !). Puis il rentre dans l’Océan Indien, et remonte via Madagascar, jusqu’à Mombasa, au Kenya. Grâce à des navigateurs locaux, il arrive finalement à atteindre le Sud de l’Inde en un claquement de doigts. En quelques mois, l’expédition portugaise passe d’un Atlantique vide de commerce, à un océan rempli de bateaux, de relations entre l’Afrique et l’Inde, de grandes richesses.

Arrivés en Inde, à Calicut, les portugais rencontrent pour la première fois les hindous. Et, grâce à de nombreux interprètes, Vasco De Gama va pouvoir communiquer avec le roi local. Gardons en tête qu’à la même époque, Christophe Colomb est dans les Caraïbes, et rencontre des tribus de 500 âmes sans écriture ni quoi que ce soit.

Les négociations se passent si bien que le Portugal obtient un entrepôt pour commercer de l’épice, alors même qu’ils étaient arrivés sans rien à offrir que des bibelots destinés aux tribus africaines. C’est ainsi que les portugais obtiennent une réputation de clochard, qui les suivra pendant des années.

L’ouverture d’une nouvelle route des épices enflamme l’Europe et ses équilibres

En 1499, Vasco de Gama est de retour à Lisbonne avec un petit peu d'épices (une caravelle à moitié pleine), 7 ans après la première expédition de Colomb, qui était revenu avec 2 esclaves, un perroquet, un morceau de tabac et un singe.

A l’époque, les épices sont la denrée la plus chère d’Europe, car elle vient de très loin, passe par les marchands musulmans d’Alexandrie, et car Venise a le monopole en Méditerranée. Le peu d'épices ramené permet tout de même de largement rembourser l’expédition.

Quand les espions vénitiens à Lisbonne apprennent la nature de la cargaison, un vent de panique souffle dans la Baie.

Et, grâce aux revenus des épices, et par la volonté de Manuel Ier, le Portugal commence à industrialiser sa construction de navires. 


C’est le début d’une véritable révolution, car l’Inde est atteinte, car les équilibres économiques et politiques sont sur le point de se renverser, dans une aventure brève et épique. A bien des égards, ces évènements ont plus d’importance et d’influence que la Découverte des Amériques.

Moins de 8 mois après le retour des 3 navires de Gama, le roi du Portugal lance une nouvelle expédition, avec 13 navires plus lourds, plus gros, cette fois-ci non plus pour explorer, mais pour remplir leurs cales d’épices.

Cette expédition découvre par accident le Brésil en Avril 1500, puis reprend sa route jusqu’au Cap de Bonne-Espérance. 

Petite aparté dans notre récit, pour mettre en lumière l’incroyable transfert de connaissance de l’époque : en 30 ans, grâce aux expéditions successives, les cartes portugaises passent de la Côte d’Ivoire à l’Inde, et en 40 ans, vont jusqu’au Japon. 

Le renforcement de la position portugaise en Inde

Arrivés à Calicut bien mieux préparés que Gama, les portugais essayent de rentrer dans le système commercial indien, en tentant de remplacer les marchands musulmans (n’oublions pas que les ibériques, contrairement au reste de l’Europe, ont toujours un esprit de croisade virulent !).

Cette tentative de remplacement va exciter les foules, qui tuent 50 portugais. En réponse, avec leur puissante flotte, ils bombardent la ville, en font le siège et la pillent. Ils récupèrent ainsi énormément d’épices, pris aux marchands musulmans.

Jouant sur les rivalités entre rois indiens, les portugais négocient une nouvelle base dans la ville de Kochin, ennemie de Calicut, obtenant ainsi encore plus d’épices.

Sur ces 13 navires, seuls 7 parviennent à revenir à Lisbonne. Et sur ces 7 navires, 5 sont remplis à ras-bords, sachant qu’un seul navire chargé rembourse toute l’expédition. La richesse soudaine du Portugal provoque la panique à Venise, une nouvelle fois : les Portugais savent désormais envoyer une flotte en Inde tous les ans, les Flottes aux Épices, et briser le monopole vénitien.

Dans l’Océan Indien, les portugais se sont taillés une réputation de pirates, de voleurs d’épices, de personnes qui ne respectent aucune règle locale. Une coalition des indiens, des musulmans et des vénitiens se dessine alors.

En 1502, Vasco de Gama reprend du service, à la tête de 20 navires, la 4ème expédition. En 4 mois, il est au Cap de Bonne-Espérance. Ces navires bien armés et technologiquement plus avancés permettent la naissance de la politique de la canonnière, ce qui revient à dire “Moi gros canon, toi faire ce que moi veut sinon moi boum boum”. Toute la côte Est africaine se soumet à cette flotte, les portugais pillent les navires de commerce musulmans.

Arrivée en Inde, la flotte croise le chemin d’un navire égyptien, remplis de musulmans. L’idée de guerre sainte prend le dessus. Ils le capturent sans sommation, et tuent tous les marins, presque tous de riches et influents musulmans, malgré le drapeau blanc.

Puis ils arrivent à Calicut, de nouveau, et rasent intégralement la ville.

Ainsi, en quelques années, les portugais sont passés de 3 caravelles ramenant quelques caisses d’épices à des flottes gigantesques industrialisant le commerce, de quelques soldats laissés sur place à une flotte permanente de centaines d’hommes. 

Mettons en relation cela avec la bien plus fameuse colonisation des Amériques par l’Espagne : alors que les Portugais font la guerre en Inde et s’enrichissent dans des proportions dantesques, les Espagnols tentent de convertir les populations des Caraïbes, qui meurent toutes de maladies, sans trouver d’or, de richesse. Une des premières grandes réussites espagnoles sera la découverte de la pomme de terre par Pizarro. Négligeable, en comparaison…

Vasco de Gama quitte l’Inde, en 1503, vers le Portugal, laissant derrière lui, pour la toute première fois, toute une flotte pour protéger les nouvelles possessions du royaume.

Mais, pris d’une soif de gloire et de richesse, l’amiral de cette flotte abandonne rapidement son poste, et emmène ses bateaux faire de la piraterie dans le Sud de l’Arabie, au large de l’actuel Yémen. Malheureusement pour lui, la saison des pluies l’empêche de revenir en Inde, et une tempête finit par envoyer la quasi-totalité de sa flotte par le fond. Pendant ce temps, les possessions indiennes du Portugal ne sont plus protégées. Elles tombent aux mains d’une puissante armée de roitelets locaux, avec toutes les richesses amassées par Vasco de Gama, et qu’il n’a pas pu ramener.

Au Portugal, la situation ne cesse de s’améliorer alors que le pays est devenu en quelques années le plus riche d’Europe

Pendant ce temps, au Portugal, on industrialise la production de bateaux pour profiter au maximum de cette nouvelle manne. Alors que De Gama est toujours sur le chemin du retour, une nouvelle flotte est envoyée. Rappelons que, moins de 10 ans auparavant, seulement 3 caravelles revenaient d’Inde, chargées de peu d'épices. Désormais, ce sont des dizaines de navires qui appareillent chaque année, avant même le retour des précédentes expéditions.

Cette nouvelle flotte qui part de Lisbonne en 1503 est sous le commandement de l’homme qui va devenir le plus important Portugais en Inde, Alfonso de Albuquerque. Lorsqu’il arrive, après 8 mois de trajet, devant la ville de Cochin, la principale base portugaise, il la découvre occupée par les roitelets locaux, et toutes les possessions européennes en danger dans la région. Mais sa simple arrivée avec 7 navires de guerre suffit à apeurer les indiens, qui quittent la ville et demandent des négociations de paix.

Alfonso de Albuquerque, le Premier Vice-Roi des Indes Portugaises

Albuquerque est un personnage hors du commun, qui mérite que l’on s’attarde sur lui : diplomate de génie, il est loin d’être un marin, mais sait commander aux hommes. Il est aussi complètement incorruptible : pour lui, l’or, la gloire ne sont rien face à la destinée divine du Portugal de chasser partout les mécréants. Seule cette mission comptera dans sa vie.

La paix signée, et les dommages et intérêts payés par les roitelets (plus de 400 tonnes d’épices), la flotte peut déjà repartir vers Lisbonne, les cales étant pleine à craquer, non sans laisser une présence armée sur place, pour prévenir toute nouvelle agression. Mais, sur les 7 navires partis d’Inde, seuls 2 parviennent à Lisbonne. C’est la pire flotte aux épices de l’histoire portugaise, mais ces 2 bateaux suffisent, par leur cargaison, à rembourser toutes les dépenses et faire du profit.

La flotte suivante sera, quant à elle, la plus rentable, ramenant plus d’argent que n’importe quel roi d’Europe n’ait jamais rêvé d’avoir.

Pendant ce temps, en Inde, les roitelets attaquent de nouveaux, menant environ 50 000 hommes devant Cochin. Mais, cette fois-ci, il y a des portugais pour la défendre. Oh, à peine 150. mais ils résistent, et tiennent en échec cette armée gigantesque lors de ce que l’on appelle l’Héroïque Siège de Cochin.

La jalousie et la peur poussent Venise à attaquer

Toute cette success story à la Portugaise pousse la République de Venise à réagir. Les actes de piraterie et le commerce des portugais coupent les vivres de Venise, qui possédait jusque-là le monopole des épices en Europe. En effet, les épices et autres richesses passaient auparavant par l’Égypte avant d’être récupérés par les Italiens.

C’est ainsi que les Vénitiens vont s’allier aux Mamelouk, les maîtres de l’Égypte, pour construire une puissante flotte en Mer Rouge, pour faire la guerre aux Portugais dans l’Océan Indien (les Vénitiens étaient alors les maîtres européens de la construction de navire).

Dans le même temps, en 1505, les Portugais se renforcent en Inde : une nouvelle flotte part de Lisbonne (22 navires) sous le commandement du premier vice-roi d’Inde, et avec pour mission, non plus de ramener des épices, mais de poser les fondations d’un nouvel empire dans la région, et d’y écraser toute résistance. 

En 1507, Albuquerque, cette fois seulement capitaine, avec 20 navires, conquiert des territoires près du Yémen pour y asphyxier le commerce vers l’Égypte. Puis il tente un coup de poker et va prendre l’île d’Ormuz en jouant sur les crises de succession locales, au sud de l’Iran actuel, un position extrêmement stratégique. 

Dans le même temps, 50 navires de Venise et d’Égypte passent sous le nez des Portugais, et foncent vers l’Inde. Arrivés au Nord de la côte indienne, vers Chaul, cette flotte tombe nez à nez avec quelques navires portugais. Les portugais se font écraser, leur première véritable défaite. En représailles, ils rassemblent tous leurs navires, et attaquent les Mamelouk à Diu, au Nord de Chaul, en 1509. Toute la flotte est détruite par les Portugais, plus jamais les Égyptiens ne créeront de nouvelle flotte pour les menacer dans la région.

La même année, Albuquerque devient gouverneur des Indes, et son mandat, qui dure jusqu’à sa mort en 1515, marque l’âge d’or de la présence et de l’extension portugaise sur place. Il prend presque directement la grande ville de Goa, qui restera possession du royaume jusqu’en 1961 et l’opération Vijay de l'État indien. Cette ville devient la capitale du Portugal dans la région.

Albuquerque a aussi conscience que la plus grande faiblesse du pays dans la région est la démographie : il n’y a pas assez d'hommes pour mener de grandes opérations. Il incite donc ses soldats à se marier avec des locales, ce qui pose les bases d’un métissage indo-portugais, et la naissance d’une culture très spécifique, qui se retrouve encore aujourd’hui dans ces villes anciennement colonies.

Vers 1510, un envoyé du roi Manuel arrive en Inde, avec l’autorité sur Albuquerque, et lui intime l’ordre de partir en guerre contre Calicut, mais uniquement pour y récupérer de superbes portes prétendument en or, pour les offrir en cadeau au roi. Déjà que les Portugais n’avaient, dans la région, que peu de moyens humains, cette « expédition » fut une catastrophe : l’armée se fait décimer, Albuquerque est blessé, l’envoyé se fait tué, tout cela pour rien. Les portes ne seront même pas ramenées.


L’extension maximale des explorations et des conquêtes portugaises

En 1511, après plus de 10 ans de présence portugaise en Inde, le gouverneur lance son projet : prendre Malacca. Pour ceux (tout le monde) qui ne connaissent pas cette ville, elle se trouve près de Singapour, et est, déjà à l’époque, la plaque tournante du commerce entre la chine et l’Inde, un lieu où des richesses incommensurables transitent (aujourd’hui, le détroit de Malacca est l’endroit du monde le plus parcouru). Là bas, les portugais rencontrent pour la première fois des chinois : en effet, ils sont plus proches alors de la chine que de l’Inde.

Un incident diplomatique se transforme en combat pour prendre la ville : les soldats d’Albuquerque (environ 300 hommes) combattent des éléphants de guerre alors que les navires bombardent la ville. La prise de Malacca marque une nouvelle étape de l’expansion portugaise, qui les mènera en Chine et jusqu’au Japon quelques années plus tard.

En 1512, ils atteignent les Îles aux Épices, peut être l’endroit produisant le plus de richesse au monde alors. Un an plus tard, Albuquerque tente de prendre Aden, centre du commerce vers la Méditerranée, au Yémen, mais échoue. Puis il essaye d’attaquer la Mecque et Médine, mais les vents les en empêchent. Un peu plus tard, on rencontre le roi d’Éthiopie, chrétien, celui que les Portugais prendront pour le Prêtre Jean, une légende selon laquelle il existait un royaume chrétien par delà les territoires musulmans, et qui aiderait à reprendre Jérusalem.

En 1513, un capitaine d’Albuquerque atteint pour la première fois la Chine par la mer, en arrivant à Canton, dans le Sud du pays. Ce sont les premiers liens diplomatiques entre l’Europe et la dynastie chinoise des Ming (en 1557, les portugais obtiendront un bail sur Macao, près de canton, pour s’y établir, et y resteront jusqu’en 1999. Et, en 1543, 30 ans après la prise de Malacca, les Portugais arrivent à Nagasaki, au Japon.)

L’année 1515 est marquée par la le remplacement et la mort d’Albuquerque ; Son héritage dans la région est important : il a mis en place une véritable administration, a créé des lois, a réformé l’armée, a étendu le contrôle portugais jusqu’en Chine, a mis en contact des peuples qui s’ignoraient jusque là et finalement a permis, grâce au commerce, à enrichir une Europe jusque là très pauvre comparée au reste du monde.

Il faut prendre conscience de la rapidité avec laquelle l’Europe a rencontré l’Orient lointain, et à quel point les Portugais ont construit un véritable empire en si peu de temps : en 1498, il arrivent en Inde, 15 ans plus tard, ils sont en Chine, contrôlent le commerce de la moitié du monde connu et bouleversent les équilibres mondiaux. Dans le même temps, les Espagnols n’ont encore rien fait au Nouveau Monde.

Cette histoire méconnue a forgé sans aucun doute le monde dans lequel nous vivons, dans l’indifférence presque générale. Mais, dans tous les cas, j’espère que vous aurais pu apprendre quelque chose au fil de cette histoire déjà trop résumée.

Nicolas Graingeot


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