La Richesse du Langage


 
Etienne GirardetLigne de crédit : Unsplash

Etienne Girardet

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Pourquoi avons-nous créé le langage ? Pourquoi apprendre à parler ? Pourquoi faire ? 

Le langage est un concept étrange : universel, il est fondement de tous les concepts, y compris du sien. Mais le langage se définit-il par la simple parole, ou comprend-il toutes les autres manières de communiquer, des gestes aux phéromones ? Tout groupe, toute tribu, toute civilisation apparaît grâce au langage, et provoque dans le même temps son apparition. Cependant, jamais un langage n’est exactement similaire à un autre : « Deux langues ne sont jamais suffisamment semblables pour être considérées comme représentant la même réalité »  écrivait le linguiste Edward Sapir.  

Apprendre une langue est un processus spontané, et, dirons nous, quasi-naturel. L’enfant ressent assez tôt le besoin de communiquer ses pensées, mais aussi de les former, et d’avoir une base sur laquelle reposer pour appréhender l’extérieur. Le langage remplit toutes ces fonctions. 

Mais une question hante ce concept : celle de savoir si les mots, les mécanismes linguistiques, forgent la manière dont le locuteur perçoit le monde, son monde. Notre vision du temps, de l’espace, de nous mêmes est-elle définie par la langue particulière que nous maîtrisons ?

Le rôle du langage dans l’appréhension du monde

Nous allons prendre comme exemple et référence l’hypothèse de Sapir-Whorf sur le langage. Whorf écrit que le langage impose l’interprétation. Selon cette hypothèse de 1956, aussi appelée la relativité linguistique, toute représentation du monde par l’individu est d’abord et avant tout définie et cadrée par la langue dans laquelle il exprime cette même représentation. Ainsi, toute langue, véhiculant l’héritage social de ceux qui la parle, exprime une réalité, différente mais valide, du monde. 

L’exemple le plus fameux est celui de la représentation de la neige chez les Inuits. En langue inuite,  trois mots distincts expriment trois réalités différentes de la neige, et révèlent ainsi un passé et une réalité spécifique aux Inuites, celle du Grand Nord, où la connaissance de la neige est primordiale à la survie. Cependant, en anglais, un seul mot exprime cette même réalité, « snow », car la langue  anglaise n’a pas évolué dans la même réalité. Cela a pour conséquence le fait que, pour un Inuit, le  terme isolé et générique de « snow » n’est pas pensable en lui-même. 

Ainsi, si nous poursuivons cette logique et que nous la généralisons, le résultat final est que seul le  langage nous permet de percevoir le monde, que seule la création d’un mot pour expliquer une réalité lui donne une tangibilité, une existence propre et singulière.  

C’est pourquoi le contrôle de la langue a toujours été un enjeu social et politique majeur, car définir ce que l’individu peut dire, c’est définir ce qu’il peut, ou ne peut pas, penser.

II - L’appauvrissement de la langue est un appauvrissement de ceux qui la parlent.

La langue française est une langue riche, résultat de millénaire de mélange, d’utilisation. Elle porte l’héritage de toutes les populations l’ayant pratiquée, de leurs idées et idéaux, de leur histoire. Et cela, le Cardinal de Richelieu l’avait compris lorsqu’il fonda en 1635 l’Académie Française. En créant une institution supérieure de la langue, l’État central se dotait d’un pouvoir de contrôle,  d’organisation et de régulation de sa propre langue, permettant ainsi de modifier à sa guise la manière de « bien » s’exprimer et de « bien » penser dans la haute société. Couplée à la censure des textes, le Pouvoir Royal devenait l’unique référent de la langue, et maintenait ainsi son influence, et la développant dans le même temps. 

Avec les Lumières, puis la Révolution, l’apparition rapide de nouveaux mots, de nouvelles idées, de nouveaux concepts forçait la prise de conscience de nouvelles réalités, réalités de liberté, de pluralité, de protonationalisme. Et celles-ci se sont rapidement exportées en Europe, puis dans le monde, plus loin même que les baïonnettes révolutionnaires et impériales ne pouvaient porter les mots. Et nous connaissons les conséquences nombreuses et diverses qu’a eu cette évolution linguistique. 

Aujourd’hui, la langue est toujours un enjeu socio-politique majeur : des procès sont faits pour l’utilisation de certains mots, comme si leur existence et leur utilisation était un danger. L’apparition des réseaux sociaux a donné la parole au plus grand nombre, mais a aussi provoqué de grandes dérives : la tyrannie de la majorité, pour n’en citer qu’une. Aujourd’hui, le simple fait de dire une phrase ou une idée qui n’est pas celle admise par la majorité (où en tout cas de la majorité parlante,  une minorité loquace jouant sur la passivité et l’instinct grégaire de la majorité) devient un véritable danger pour l’individu, entre harcèlement, Cancel Culture et agression. 

C’est ainsi que nous sommes témoins d’une négation de la pluralité, au nom du « Bien », une  époque où le débat disparaît, où la violence du langage remplace la finesse des arguments, une époque où l’on se bat pour faire disparaître des mots, comme si cela provoquait dans le même temps la disparition de l’idée portée par celui-ci. 

N’oublions pas la thèse portée dans 1984 d’Orwell : la dictature s’installe par la Novlangue, un anglais décharné, vidé de profondeur, insignifiant. Cette Novlangue est caractérisée par la disparition des idées les plus complexes, des mots longs ou « recherchés ». La conséquence, dans le roman, est qu’il est devenu simplement impossible de formuler une pensée profonde, réfléchie, des idées contraires à celles de ceux qui contrôlent la langue. Cela marque la fin de toute volonté d’affranchissement, de toute remise en question, de toute idée contraire. 

Nous conclurons en disant une chose : le français s’appauvrit, les temps autres que le présent sont lentement abandonnés, au profit de formulations maladroites et imprécises, peut-être jusqu’au jour où seul le présent sera utilisé pour communiquer, où les idées même de passé et de futur deviendront des flous artistiques, des reliques cocasses d’une ère révolue. Le vocabulaire appris et partagé se réduit rapidement, aux profit de mots étrangers résultant d’une autre réalité. Une pression sociale de plus en plus forte, en particulier chez les jeunes en voie d’éducation, freine l’apprentissage, et mine ainsi le niveau général, accélérant ce même mouvement, et provoquant une difficulté pour le plus grand nombre à exprimer ses revendications, ses souhaits.  

Peut-être est-il trop tard pour réagir. Mais il est un devoir absolu, celui de lutter pour conserver la langue, pour conserver cette liberté d’opinion et d’expérience qu’elle nous garantit, en tant qu’individu, comme en tant que société.

Nicolas Graingeot

 


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Dimanche 1er novembre 2020