Le cerveau et la main


Réalisation de l’image par LT

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Quels critères utiliser si l’on veut dire qu’un être est un être humain ? Finalement, qu’est-ce qui caractérise fondamentalement l’humain ? Tout d’abord, notre espèce s’appelle homo sapiens, cela est déjà un indicateur : notre espèce est celle de la sagesse et/ou de l’intelligence. Une partie de la pensée occidentale a en effet construit une opposition entre les humains ayant la raison, une âme, et les autres vivants, soumis aux lois de la nature et constituant des sociétés anhistoriques. Nous ne pouvons que reconnaître la situation spéciale de l’humanité dans le vivant, cependant cette opposition admet des nuances depuis le développement de l’éthologie, discipline qui analyse les comportements des animaux, y compris des humains. Il existe bel et bien une distinction fondamentale entre les humains et les autres vivants, une différence qui a fait basculer l’esprit humain dans un univers d’une complexité incroyable. Mais certains sont allés jusqu’à dire que notre intelligence vient d’une âme, d’un esprit que seuls les êtres humains possèdent ; et ils ont donné la primauté aux fonctions intellectuelles au détriment du corporel. Cela n’est cependant pas tenable, c’est pourquoi j’affirme dès maintenant l’idée principale qui va être développée ensuite, en l’occurrence que l’intelligence de l’humain vient de ses mains et plus généralement d’une évolution corporelle. Nous allons donc nous pencher sur la spécificité de l’espèce humaine à travers les différentes découvertes historiques.

 

C’est à partir du XVIIIème siècle, avec Buffon et son Histoire naturelle que se posent les deux questions majeures de la science de l’être humain, en l’occurrence sa situation zoologique et la détermination des époques géologiques. En 1735, Linné classe définitivement l’être humain dans sa position zoologique : il devient alors homo sapiens. On sait déjà à cette période que l’être humain est proche de certains primates mais on ne sait pas encore depuis quand il existe tel qu’on le connait. Avec Darwin et la publication de L’Origine des espèces en 1859 s’achève le mouvement opéré par Buffon. En naturaliste, il défend l’idée que l’être humain n’est compréhensible que comme faisant partie de la globalité terrestre. On a cependant réduit la pensée darwinienne à celle-ci : « l’homme descend du singe » ; or premièrement cette affirmation est complètement fausse et deuxièmement elle a provoqué dans la conscience collective l’émergence d’une certaine image de l’homme préhistorique, en particulier celle de l’homme-singe. Nous faisons souvent dire à Darwin ce qu’il n’a jamais eu l’intention de dire, en particulier cette affirmation mais aussi qu’il serait un défenseur de la sélection naturelle, or cela est tout aussi faux que « l’homme descend du singe ». Bref, peut-être que ces deux préjugés sur l’œuvre de Darwin feront l’objet d’un prochain article…

La plupart des scientifiques du XIXème siècle définissent l’ancêtre de l’humain comme « un être primitif, voûté, au crâne surbaissé, aux arcades orbitaires saillantes et au menton fuyant [1]». L’image de l’homme-singe se dessine, se précise donc davantage. Cette image va ensuite persister, notamment dans la littérature de vulgarisation.

Au début du XXème siècle s’affinent les découvertes, en effet les paléontologues savent, grâce aux multiples fossiles retrouvés, que les ancêtres humains avaient certes un petit cerveau et une grosse face mais qu’ils marchaient debout et qu’ils avaient à peu près les mêmes dimensions que l’être humain actuel. Cependant certains pensent toujours que les ossements retrouvés appartiennent à une espèce intermédiaire entre le singe et l’humain. Mais dans les années 1950, l’image de l’ancêtre de l’être humain est prête à se transformer avec les travaux de chercheurs qui font des découvertes contredisant cette piètre représentation. A partir de cette période, nous pouvons déterminer ce qui constitue les critères de l’humanité. Qu’est-ce qui réunit la totalité des êtres humains et leurs ancêtres ?

Tout d’abord et l’élément le plus essentiel est la position verticale ; ensuite la face courte ; enfin la main libre pendant la locomotion. La situation verticale de l’être humain lui permet d’avoir la main libre donc de prendre possession d’objets plus facilement (notamment pour manger). La main libre implique nécessairement la diminution de la grosseur de la face car l’effort développé auparavant par la mâchoire pour se nourrir se réduit fortement. Finalement l’importance du volume du cerveau n’intervient qu’ensuite, en effet le développement cérébral est un critère secondaire de l’évolution humaine dans la mesure où son développement n’est possible qu’à partir du moment où la station verticale est acquise permettant la liberté des mains, par conséquent lorsque la fabrication d’outils devient possible. Donc, l’image de l’homme-singe est démontée par ces découvertes car dès que la station verticale est atteinte, il ne peut s’agir que d’un être humain et non d’un singe.

C’est par conséquent parce que la main s’est libérée que la parole a pu être possible, ce que Grégoire de Nysse avait déjà fait remarquer dans son Traité de la Création de l’Homme en 379 : « …Ainsi c’est grâce à cette organisation que l’esprit, comme un musicien, produit en nous le langage et que nous devenons capables de parler. Ce privilège, jamais sans doute nous ne l’aurions, si nos lèvres devaient assurer, pour les besoins du corps, la charge pesante et pénible de la nourriture. Mais les mains ont pris sur elles cette charge et ont libéré la bouche pour le service de la parole. [2]» Il est à présent clair que l’être humain n’a pas développé en premier lieu son potentiel cérébral mais que son activité cérébrale s’est perfectionnée et complexifiée par les progrès de la locomotion. La position verticale a libéré les mains, les mains étant libérées la parole a pu naître et la naissance du langage a permis ensuite l’augmentation de la complexité cérébrale. Il existe par conséquent un lien indubitable entre la main et le langage, autrement dit entre la main et le développement cérébral.

L’évolution du cerveau ne peut se réaliser qu’à partir d’une évolution préalable des dispositifs corporels. Il n’existe aucun exemple d’êtres vivants dont l’évolution cérébrale ait précédé celui du corps. En effet l’organisme des reptiles thériodontes (apparus il y a environ 250 millions d’années) est fortement développé cependant leur cerveau est resté d’une taille minuscule et d’une complexité ridicule comparée à la complexité de leur corps. N’oublions donc pas que « la charpente corporelle et le système nerveux forment un tout et qu’il serait artificiel et arbitraire de les séparer. [3]» Nous arrivons à la définition suivante : les espèces ayant les mains libres sont les espèces qui sont le plus enclin à développer leur système nerveux ainsi que la taille de leur cerveau. L’être humain, ayant atteint la position verticale, s’est donc fondamentalement distingué des autres vivants à partir de ce moment.

 

L’être humain est par conséquent perceptible dans sa réalité corporelle et nous savons bien quel rôle ont joué les mains dans le progrès de l’humanité, en l’occurrence dans l’invention de la technique et le développement de l’économie. Ensuite, l’équilibre matériel, technique et économique a influencé les formes sociales et par conséquent les manières de penser. Je dis bien « manières » de penser car l’équivalence des différentes pensées humaines est un fait spatial et temporel ; cela signifie que la pensée actuelle d’un Russe ou celle d’un Egyptien du temps de Cléopâtre sont équivalentes avec la mienne. Chaque époque et chaque région ont donc produit des pensées spécifiques dues au contexte techno-économique et historique, mais l’évolution du crâne et la complexité cérébrale sont restées les mêmes.


[1] André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, Tome I : Technique et langage, Albin Michel, 1964

[2] In André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, Tome I : Technique et langage, Albin Michel, 1964

[3] André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, Tome I : Technique et langage, Albin Michel, 1964

Jean


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