Le socialisme républicain de Pierre Leroux


Pierre Leroux (Source : Wikipédia)


Pierre Leroux (1797-1871) est un héritier du siècle des Lumières, de la Révolution française, et s’inscrit dans ce projet immense de réorganisation de la société au XIXème siècle. Son objectif est de réunir le temporel et le spirituel, le politique et la religion, afin de bâtir une démocratie religieuse, un socialisme républicain en adéquation avec une religion laïque. Globalement, il réfléchit donc à l’avenir de la religion dans la société postrévolutionnaire.

Après avoir écrit dans Le Globe et après avoir été pendant un an saint-simonien, Leroux souhaite fonder un socialisme républicain. Il fonde et écrit l’Encyclopédie nouvelle avec Jean Reynaud, publiée de 1834 à 1847. Après avoir renoncé à Polytechnique il devient typographe et fonde une imprimerie. A la suite de la Révolution de 1848, il est nommé député et tient à l’assemblée des discours prophétiques et philosophiques. Il s’exile ensuite à Jersey, après le coup d’Etat du 2 décembre 1851, où se trouve Victor Hugo. Avouons-le, Pierre Leroux est une figure oubliée de la philosophie française.

Leroux a le projet d’une organisation religieuse de la société avec la mise en place d’une Doctrine de la Perfectibilité et d’une religion de l’Humanité. De plus, en étudiant l’histoire, il conclut que l’homme est par nature religieux et que, par conséquent, la religion est nécessaire à toute société. Cela explique donc le projet de Leroux d’unir le politique et le religieux. Il propose alors une réinterprétation du christianisme, qui est tout d’abord un projet d’organisation sociale. Cette réinterprétation mène ensuite Leroux à une sortie du christianisme, celui-ci ne pouvant se réaliser pleinement que dans son prolongement.

 

Leroux refuse et critique la séparation, admise à présent naturellement par la pensée républicaine, de l’Eglise et de l’Etat, du spirituel et du temporel. En effet la séparation de l’Eglise et de l’Etat mène nécessairement à la destruction de la société et à l’avènement d’un individualisme radical. L’individualisme absolu nie la religiosité des hommes, donc l’union de ceux-ci ; le socialisme absolu nie la liberté au lieu de la constituer. Leroux refuse donc à la fois l’individualisme absolu et le socialisme absolu et propose le républicanisme comme solution à cette antinomie, avec en son sein une organisation religieuse. Cela a l’air paradoxal, voire complètement incompréhensible si nous considérons les concepts de religion et de laïcité avec nos critères actuels. Selon lui, la laïcité ne présuppose pas catégoriquement la distinction du temporel et du spirituel dans la mesure où ils peuvent s’articuler de façon positive et démocratique. Finalement la laïcité serait une certaine façon d’entendre et de comprendre le religieux. Leroux est par conséquent en recherche d’une religion civile. Ainsi, son idéal de société politique est une démocratie religieuse où une morale se déploie en tant que religion laïque. Cette religion n’est aucunement irréligieuse puisqu’elle se donne comme but d’éveiller le sentiment religieux dans les âmes. Leroux, contrairement aux marxistes, ne considère donc pas la religion comme un « opium du peuple » dont il faudrait se débarrasser. Bien plus ! le socialisme se présente comme un mouvement à la recherche d’une religion nouvelle. En effet la religion et la politique sont intimement liées : une religion sans politique n’est pas une religion, une politique sans religion est une politique incapable d’unifier les individus. Une société sans religion est une société qui se désagrège et lorsque c’est le cas, l’individu lui-même se désagrège. Cette désagrégation provient de l’individualisme de la pensée des Lumières et de la prétendue liberté apportée par la Révolution française de 1789, « liberté du mal » où la majorité est libre d’être esclave et de mourir de faim. De plus, cela a causé sans aucun doute le spleen du XIXème siècle. En définitive, Leroux ne choisit ni la condamnation de la religion ni sa séparation avec le politique : il propose de ce fait une voie singulière dans le paysage moderne des idées.

Ainsi Leroux veut-il mettre en place une religion de l’Humanité qui s’oppose à la philosophie de l’individualisme héritée de la Révolution française. La Philosophie, la religion de l’Humanité, suppose la perfectibilité du genre humain entier ainsi que l’émancipation collective. L’individualisme moderne est diabolique car il sépare, divise, fragmente et fait naître l’idée absurde selon laquelle un individu pourrait se passer des autres (le diable venant du grec diabállô et signifiant « celui qui divise »). Or une société d’individus absolument autonomes est une société qui se dissout : « c’est l’athéisme religieux qui a entraîné l’athéisme social », comme écrit Leroux dans D’une religion nationale ou du culte. Il condamne dès lors le socialisme absolu et défend un socialisme républicain, qui est la doctrine de la démocratie religieuse.

 

La religion est selon Leroux le lien social suprême dans la mesure où elle est la condition d’existence de la société. Une religion nouvelle est donc nécessaire, celle de l’Humanité et non celle d’un nouveau christianisme comme l’a prétendu Saint-Simon car, pour Leroux, on ne peut pas concilier liberté et christianisme. En conséquence de quoi, l’homme « est religieux par nature comme il est raisonnable et sociable par nature, ou plutôt encore qu’il est religieux parce qu’il est raisonnable », écrit Leroux dans D’une religion nationale ou du culte. Autrement dit, il ne peut exister une société sans religion. Aucun peuple dans l’Antiquité n’a connu la distinction entre la société religieuse et la société civile. C’est le christianisme qui, la première fois, a séparé clairement le pouvoir temporel du pouvoir spirituel. Selon Leroux, cette distinction ne doit pas être maintenue afin de revenir à l’unité totale de la société ; en effet la distinction de l’ordre temporel et de l’ordre spirituel est absurde et impraticable. La vraie distinction à établir est celle de la religion privée et du culte public.

C’est donc seulement une religion nouvelle qui pourra réunir le politique et le religieux. Ce projet de Leroux était déjà celui de Spinoza qui défendait un culte national, la liberté de conscience et de croyance ainsi que le refus des sectes afin d’assurer l’unité de la société. Cela n’était cependant pas réalisable tant que la religion d’Etat était le christianisme.

Leroux veut que se réalise pleinement et concrètement la devise de la France – liberté, égalité, fraternité – et propose de la réaliser en mettant en avant l’instauration d’une religion sans théocratie. Cela a pour but de reconstituer la société sous les valeurs du socialisme dans lequel sont conciliés les trois termes de cette devise. Le but de Leroux est par conséquent d’unifier ces termes en unifiant l’autorité et la liberté, mais aussi le temporel et le spirituel.

Leroux veut réconcilier la religion et la doctrine du progrès en affirmant notamment le fait que la religion n’est aucunement figée dans la mesure où « le vrai Dieu se communique à nous dans une révélation éternelle et successive ». Il insiste par conséquent sur l’évolution de la religion, et plus particulièrement du christianisme, qui n’a cessé de progresser et de se développer. Le christianisme a une histoire et est donc concerné par les progrès humains.

 

Leroux réalise alors une réinterprétation du christianisme. Il nie par exemple Jésus en tant qu’il serait une divinité au sens propre. Jésus exprime pour lui le fait que nous sommes tous fils de Dieu. Jésus est fils de Dieu, mais son humanité montre que nous le sommes aussi. Jésus est l’humanité de tout homme, la nature idéale qui se trouve en chacun de nous. Il est un sauveur puisqu’il est le briseur des castes qui transmet un message d’union et de fraternité : il supprime ce qui menace les hommes. En incarnant l’union du genre humain en dépit des différences sociales, Jésus et l’idée de fraternité qui lui est inhérente est une véritable révolution dans l’histoire de l’humanité. Par exemple, le terme « catholique » vient du grec katholikos qui signifie universel. Le christianisme en général est, de fait, la première religion au monde à reconnaître que tous les hommes sont frères ; c’est en effet la première religion à se revendiquer universelle. Cela signifie que la révolution est dans le prolongement essentiel du christianisme, celui-ci étant une religion purement révolutionnaire à son origine. Leroux s’intéresse aussi à la Trinité, à cette union des différences qui se retrouve selon lui dans tous les domaines de l’existence. La société est constituée de trois classes, en l’occurrence les industriels, les artistes et les savants. Autre exemple : les institutions sociales se composent de la propriété, de la famille et de la patrie. Or si l’articulation est rompue entre les trois instances, si on isole les termes, alors on l’absolutise et il devient le Mal.

Il propose dès lors une sortie du christianisme, religion étant tout d’abord un projet d’organisation sociale. Lorsque Jésus dit « mon royaume n’est pas de ce monde », il faut comprendre cette formule d’un point de vue temporel : finalement le royaume n’est pas encore venu mais cela viendra dans le futur. Pour Leroux, on a absolument voulu voir dans cette affirmation un arrière-monde mais on a, en faisant cela, falsifié le texte. Leroux va donc plus loin que les interprétations communes de ce passage : il n’y a pas deux mondes, il n’y en a qu’un. Il pense que le christianisme a dans son fondement l’ambition d’organiser une nouvelle société, de détruire les castes diaboliques pour former une société fraternelle ; or, jusqu’à présent, cela a été impossible, bien que l’idéal démocratique ait été parfois revendiqué à travers l’histoire.

Leroux défend le christianisme comme une doctrine de la solidarité. L’universalisme chrétien vise à lever les barrières sociales constituées par la famille, la propriété et la patrie, afin de rendre aux hommes le droit à la communication universelle. La solidarité doit être comprise comme l’expression d’un lien organique et spirituel entre les hommes. Chacun porte en soi l’humanité tout entière, chacun en est le reflet, l’incarnation : l’homme isolé n’existe pas, les hommes s’influencent mutuellement. En définitive, l’homme contient virtuellement la nature humaine en lui-même. Le christianisme annonce son propre dépassement, il est appelé à être dépassé par une nouvelle religion.

 

Pour conclure, lorsque Pierre Leroux parle du destin futur de l’humanité – avec sa doctrine de la Perfectibilité notamment – il a un discours eschatologique : nous voyons parfaitement bien que sa religion de l’Humanité est une religion sécularisée réunissant le politique et le religieux. Selon lui le salut n’est plus céleste ; dans cette perspective il réinterprète le message biblique et renverse l’idéal divin en un idéal terrestre. Pour Leroux donc, le XIXème siècle sonne le début d’une nouvelle ère politique et religieuse que l’avenir tient en son sein.

 

Bibliographie :

Leroux Pierre, D’une religion nationale ou du culte, Bordeaux, Le Bord de l’eau, « Bibliothèque républicaine », 2021

Peillon Vincent, Pierre Leroux et le socialisme républicain, Bordeaux, Le Bord de l’eau, « Bibliothèque républicaine », 2003

Jean


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