Soyons ivres !


Réalisation de l’image par LT

Réalisation de l’image par LT


L’ivresse, c’est ce qui nous fait danser, c’est avec elle que nous nous sentons en paix et avec elle aussi que nous faisons la guerre avec nous-mêmes ; c’est avec elle que nous embrassons Morphée avec facilité, que nous chantons à la vie tout en sentant la mort passer dans notre gorge. Mais ! c’est lorsque nous sommes entre les deux rives que notre énergie vitale bouillonne le plus et qu’elle se déploie aussi intensément.

Nous pouvons boire pour nous évader mais aussi pour marquer une rupture (par exemple boire le vendredi soir pour marquer le début du week-end ou en fin de journée pour marquer la fin du boulot ; ou, plus rare, pour marquer le début d’une journée de travail comme pour la tribu des Suri en Ethiopie où les individus ont l’habitude de dire : « Sans bière, pas de boulot »). Toujours est-il que, lorsque nous buvons, nous ne nous ennuyons jamais : nous sommes portés par une force incroyable où notre corps s’unit admirablement bien à la totalité qui nous entoure ; nous faisons alors l’expérience de l’alliance parfaite avec le monde, notre moi étant aboli par les multiples verres. C’est pourquoi William James a écrit : « La sobriété diminue, discrimine et dit non ; l’ivresse agrandit, unit et dit oui. [1]» Car l’alcool (comme nous le verrons dans la suite de l’article) s’accompagne parfois d’une expérience religieuse que l’on pourrait qualifier de mystique. D’ailleurs, c’est seulement après l’apparition des monothéismes que l’ivresse sera sanctionnée, ou du moins à éviter. A toutes les époques et dans tous les lieux où les êtres humains ont habité, ils se sont toujours réunis autour de ce qui les droguait, le poison étant évidemment différent selon les époques et les cultures. Comme l’écrit Mark Forsyth dans Une brève histoire de l’ivresse, « l’ivrognerie est presque universelle. L’alcool existe dans la plupart des cultures. Les seules qui n’étaient pas trop portées sur la bouteille – en Amérique du Nord et en Australie – ont été colonisées par celles qui l’étaient [2]». Le fait de boire signifie toujours quelque chose, en effet la façon de boire révèle la structure de l’esprit social et le type de boisson consommé révèle les procédés utilisés et donc l’avancée d’une culture dans sa technicité, mais aussi le caractère général des individus.

Nous allons donc ici faire un petit tour des pratiques liées à l’alcool, en décrivant le rôle qu’il avait et ce que cela révèle dans les sociétés où l’ivresse est répandue. Vous verrez, avec l’exemple de la Mésopotamie, de l’Egypte ancienne et de la société des Vikings, que nous sommes tous des petits joueurs…

 

Les bars en Mésopotamie

Au IVème millénaire avant J-C, en Mésopotamie (dans ce que l’on appelle aujourd’hui l’Irak) se développent les premières civilisations humaines avec notamment l’invention de l’écriture. A cette époque, l’écriture sert surtout pour référencer les dettes, elle est donc un instrument pour le pouvoir politique. Mais nous avons aussi découvert certains textes, qui, eux, mentionnent des thèmes importants pour les individus de cette époque, en l’occurrence la bière et les dieux. Ils écrivaient notamment des hymnes pour Ninkasi, la déesse de la bière, qui brasse éternellement. A cette période, quasiment tout le monde buvait de la bière, aussi bien les rois que les prêtres de l’époque. Le témoignage de cette activité est relaté par Enheduanna, poétesse et plus vieille manifestation d’une forme poétique d’écriture : « A ta porte dirigée vers Iri-Kug, le vin est versé dans les magnifiques bols du saint An disposés à l’air libre. (…) Tous les dieux Anuna participent à tes énormes beuveries. [3]» La bière était considérée comme sainte, comme un breuvage sacré qui était une preuve d’humanité et de civilité.

Mais comment les Mésopotamiens de l’époque s’enivraient-ils exactement ? Il existait des tavernes, souvent situés au centre de la ville ou, si la ville était grande (comme la cité d’Ur, au sud de l’Irak, qui comptait environ 65 000 habitants vers 2 000 avant J-C) il y en avait sans doute aussi en périphérie. Pour trouver une taverne, il suffit de repérer les prostituées dénudées postées devant, qui portent un collier de perles autour du cou. La bière est brassée sur place et des odeurs de malt et d’orge parfument le lieu. Une femme se trouve forcément à l’intérieur de la taverne : la patronne. En effet les propriétaires étaient toujours des femmes car le brassage était une activité domestique, donc une activité réservée aux femmes.

Ce peuple possédait déjà de nombreuses sortes de bière : la bière d’orge, la bière rousse, la bière sucrée, la bière brune, la bière aromatisée au miel et aux épices, la bière forte mélangée à du vin et la bière filtrée. Par conséquent, chaque taverne était une micro-brasserie où on ne servait pas toujours la même bière. Cependant, j’utilise le mot « bière » depuis tout à l’heure mais la bière de l’époque n’avait pas la même allure que celle que nous pouv(i)ons boire en terrasse. En effet la bière mésopotamienne doit être bue avec une paille car à la surface se trouvent toutes sortes de grumeaux, la paille permet donc de saisir le liquide se trouvant sous la nappe supérieure.

Les individus, munis de leur paille, se livraient alors à des compétitions d’alcool (des concours que l’on retrouve chez leurs divinités) : le but des soirées est véritablement de se saouler, d’être morzif. Les gens boivent, s’échangent des blagues, rigolent et s’envoient en l’air avec une prostituée s’ils ont assez d’argent. Déjà à l’époque, la bière est véritablement source de joie collective et la soirée s’achève souvent par une musique chantée en chœur. Voici un extrait de chanson chanté en de pareilles occasions : « Je bois de la bière dans un état de félicité / Je me sens si bien de boire ce qui a été brassé. / Je suis heureux dans mon corps, en haut comme en bas, / Et mon cœur est revêtu d’une robe de roi. [4]»

 

En Egypte antique

Passons maintenant à l’Egypte de l’Antiquité. Les Egyptiens étaient tout de même de sacrés fêtards et pensaient que l’alcool, et en particulier la bière, avait sauver l’humanité. Ceci est expliqué dans un mythe. Râ, le plus grand dieu des Egyptiens, décida un jour de détruire l’humanité car les humains l’injuriaient de façon récurrente. Râ envoya alors Hathor, déesse à la tête de lionne, régler le problème. Hathor tua de nombreux humains mais Râ prit en pitié l’humanité et l’épargna. Cependant, Hathor ne voulut rien entendre (elle aime le travail fini !). Râ fabriqua alors des milliers de tonnelets de bière rouge et les déversa sur les champs. Hathor, croyant que ce liquide rouge était du sang humain, se mit à le boire. Elle s’endormit, enivrée, et oublia qu’elle devait anéantir l’humanité : la bière a donc véritablement sauvé les humains ce jour-là.

Si l’alcool joue un rôle dans le royaume des dieux, il a une importance capitale dans la société. Par exemple, les ouvriers qui ont participé à construire les pyramides étaient payés en partie en bière. L’alcool était plus globalement chez eux lié au sexe, en témoigne cette chanson : « Donne-lui des danses et des chansons, / Donne-lui du vin et de la bière forte, / Embrouille sa raison et prends-la ce soir / Et elle dira : « Chéri, serre-moi fort. / Et dès le lever du jour, recommençons. [5]» Mais, parfois, c’est la femme qui saoulait l’homme car les femmes aimaient beaucoup boire à cette époque. Les hommes et les femmes buvaient à peu près la même quantité, c’est-à-dire la quantité suffisante pour ne plus tenir debout.

Les Egyptiens avaient une fête nommée la fête de l’Ivresse : « Oui, buvons, mangeons et profitons du banquet ! / Festoyons, festoyons et festoyons encore ! / Que Bastet se prosterne à nos pieds ! / Enivrons-nous pour elle à sa fête de l’Ivresse [6]» (Bastet est l’autre nom d’Hathor). Les Egyptiens faisaient trois choses pendant cette fête : boire, manger et faire l’amour. La fornication était une pratique vénérée, en effet les corps ivres étaient recouverts d’huile parfumée et le prêtre encourageait à passer à l’acte, tout cela dans la grande salle du temple, autrement dit la fête de l’Ivresse était une fête religieuse. Le plus grand problème de ces énormes orgies était l’alliance entre le sexe et… le vomi. Néanmoins, certains restaient sobres (les Sam de l’époque) pour surveiller les autres, complètement torchés. Mais ils ne faisaient pas que cela, en effet ils attendaient que tous les saoulards dorment pour déplacer une statue d’Hathor d’une pièce secondaire à la pièce principale et la disposaient au centre. Dès le lever du jour, dès que la lumière pénétrait dans la salle, les Sam utilisaient des tambours et des cymbales pour les réveiller. Alors, encore ivres de la veille et complètement désorientés, ils contemplaient Hathor, ils la ressentaient en eux et étaient en parfaite communion avec le reste de la salle : ils faisaient véritablement une expérience mystique. Les Egyptiens avaient par conséquent une culture où l’ivresse était dépendante de la religion, ce qui n’a pratiquement jamais été le cas en Occident. Cependant cette pratique reliant religion et ivresse est assez répandue et se retrouve notamment au Mexique et en Chine ancienne. L’ivresse et le mysticisme vont d’ailleurs ensemble, le sentiment mystique prenant source dans l’abolition du moi et du retour à une unité originaire. Comme les Egyptiens avaient l’habitude de dire : « Pour ton âme ! Bois, enivre-toi franchement. [7]»

 

Chez les Vikings

Les Vikings ont plusieurs dieux et leur dieu principal est Odin… qui ne boit que du vin. Odin signifie d’ailleurs littéralement le frénétique, l’extatique ou l’enivré. Donc, chez les Vikings, le dieu le plus important est le dieu qui boit, le dieu de l’ivresse (ça promet !). Comme l’écrit Mark Forsyth : « Parce que l’alcool et l’ivresse n’avaient pas à trouver leur place dans la société viking, ils étaient la société viking. » Les Vikings consommaient du vin, de l’hydromel (boisson fermentée au miel) et de la bière (noire et maltée).

Les femmes, soumises dans cette société, s’occupaient néanmoins de l’organisation du sumbel, nom donné aux soirées des Scandinaves, et participaient aux trois premiers moments de la soirée. On pense que les Vikings, lors de leurs soirées, buvaient dans des cornes ou des crânes, or ce n’était pratiquement jamais le cas. Le sumbel s’accompagnait de musique et de chants, la poésie découlant nécessairement de l’alcool selon les Vikings.

Tout tournait surtout autour de la bière dans cette société, en effet les individus en donnaient en offrande à Odin, les poètes puisaient leur inspiration dedans et les guerriers tuaient pour la garder. Ils vénéraient tellement l’alcool qu’après une sumbel, tout le monde étant ivre s’endormait dans « la grande salle de l’hydromel » comme elle était souvent appelée, ou pour faire simple la salle du seigneur. Cela était par conséquent dangereux pour le peuple car tous les guerriers censés défendre la société étaient ivres. Cependant mourir pour un Viking, ce n’est pas si grave dans la mesure où après la mort chaque individu rejoignait le Valhalla, une sorte de sumbel éternel où Odin boit, où les dieux trinquent avec les humains, et donc où on retrouve tous les amis qui sont partis avant nous.

 

Vous le voyez avec ces trois exemples, se mettre torchon chiffon carpette est une pratique quasiment universelle depuis la création de ce que l’on appelle la civilisation. Certaines d’entre elles ont néanmoins pointé du doigt les conséquences désastreuses que l’alcool pouvait provoquer, comme en Chine à l’époque de Confucius, ce dernier prônant alors la modération. Avec l’arrivée des monothéismes, l’alcool ne fait plus tellement l’unanimité car bien que boire soit pardonnable, croire que boire n’est pas un péché est considéré comme un péché. Toujours est-il que de nombreux sultans et shahs buvaient et ainsi que de nombreux moines et abbés. Mais il faut comprendre qu’à cette période l’eau était souvent de très mauvaise qualité, voire dégoûtante, d’où ce dicton d’un abbé anglais : « De la bière si j’en ai, de l’eau si je n’ai pas de bière. [8]»

Dans une taverne en Mésopotamie, lors d’une fête de l’Ivresse en Egypte ou lors du sumbel en Scandinavie, l’ivresse est synonyme de vitalité, de danse, de chants, de musique, d’amitié, de sexe, d’union, d’expériences mystiques et incroyablement revigorantes. Quoi que l’on puisse dire de l’alcool, il faut savoir prendre le temps de se prendre une bonne biture car être ivre, c’est inévitablement affirmer le v-ivre en nous.


[1] William James, L’Expérience religieuse : essai de psychologie descriptive, Félix Alcan, 1906

[2] Mark Forsyth, Une brève histoire de l’ivresse, Editions du Sonneur, 2020

[3] In Mark Forsyth, Une brève histoire de l’ivresse, Editions du Sonneur, 2020

[4] Ibid

[5] Ibid

[6] Ibid

[7] Ibid

[8] Ibid

Jean


Écrivez-nous

Vous aimerez aussi :

P1030995.jpg

Le cerveau et la main

Dimanche 21 février 2021